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Si Emile et Florian me l'avaient demandé, je leur aurais dit pourquoi ils aimaient ces filles à mon avis. Et ma réponse ne les aurait probablement pas surpris. Ils savaient ce que je pensais d'eux ; parce que ça ils l'avaient demandé, au jeu des vérités. Il y aurait eu tellement à dire pour répondre, que je n'avais pas trop su quoi choisir. J'avais commencé en disant que j'appréciais qu'ils aient accepté de jouer à ce jeu. Ce n'était ni une boutade, ni une pique dirigée contre Maëlle. Enfin si, ça l'était un peu. Mais il y avait dans cette idée quelque chose de plus important et de plus vrai : Emile et Florian avaient au fond d'eux un désir de sincérité. Ils étaient prêts, à travers ce jeu, à se montrer sans masques, à dire ce qu'ils pensaient et ressentaient, sans crainte d'être jugé ou de sembler ridicule. Oh, évidemment, on se moquait un peu les uns des autres ; mais toujours avec beaucoup d'affection. Et je savais qu'ils aimaient le jeu. Je savais qu'ils souffraient de la difficulté à être soi-même dans le monde réel. C'est ce que j'appréciais le plus en eux : ces choses que nous partagions tous trois. Et, tout le « mal » que je pensais d'eux, les principales choses que je trouvais à leur « reprocher », avaient trait à la façon dont ils réagissaient face à cette difficulté. Je ne pensais pas du mal d'eux, je ne leur reprochais rien ; c'était juste les choses pour lesquelles je me moquais le plus souvent d'eux. Mais en vérité, je les aurais probablement beaucoup moins appréciés s'ils avaient été différents de ce qu'ils étaient.

Pour moi, les choses pouvaient être résumées facilement. J'étais le seul de nous trois à avoir le courage d'essayer d'être moi-même, le seul à avoir décidé que montrer qui je suis est plus important que l'opinion du monde. Bien sûr il y a un coût : se confronter au ridicule ou à l'incompréhension, voir au mépris. Pour moi ça vaut le coût, et donc c'est la meilleure façon d'être. Ce n'est pas de la vantardise, c'est juste ma préférence. Ma copine (ou quelque soit le titre qui lui convient le mieux à présent), dit que tous les traits de personnalité ne sont que des préférences. Peut-être que c'est vrai, et dans ce cas dire qu'Emile et Florian ne diffèrent que par les préférences, comme je le fais, ne veut strictement rien dire. Moi, je ne suis pas totalement convaincu qu'elle ait raison, mais je suis prêt à admettre qu'il y a probablement quand même une part de vérité dans cette idée. Probablement que si Emile et Florian étaient différents de moi c'était car à leurs yeux, contrairement aux miens, être soi-même ne vaut pas le coût associé. C'était même plus que probable, étant donné la pondération qu'ils accordaient à l'opinion du monde, la valeur qu'ils lui donnaient, à quel point ils s'en souciaient. Qu'il s'agisse d'une question de calcul ou de courage, aucun des deux frères n'était pleinement lui-même. Mais ils avaient chacun leur propre façon de ne pas l'être.

Emile avait décidé de ne pas être du tout ; de ne pas exister, ou de ne pas se montrer du moins, d'être invisible. Ça semble tragique dit comme ça, mais ça ne l'est pas tant que ça : parce que ce n'est valable que la plupart du temps, mais pas tout le temps. Il existe quand il écrit, il existe quand on joue à ce jeu entre les matchs de tennis, il existe avec son frère, avec moi, et avec tous ceux qui ont pris le temps d'apprendre à le connaître. S'il faut choisir entre les deux options, je trouve son choix de ne pas être (s'il s'agit bien d'un choix), beaucoup plus noble, plus sincère, que celui de Florian. Florian avait décidé de « s'intégrer ». Je n'y peux rien, mais pour moi ça veut dire qu'il avait décidé d'effacer son individualité et de faire semblant d'être quelqu'un d'autre. Je l'imaginais professer des opinions qui n'étaient pas les siennes, afficher des sourires quand il était loin de s'amuser, rire à des blagues qui l'offensaient... Mais il y a (au moins) deux façons de voir les choses : on peut penser que c'était un hypocrite, ou on peut avoir de la peine pour lui. On peut choisir d'avoir de la peine pour lui ; parce que si il faisait ça c'est parce qu'il pensait que quelque chose clochait dans ce qu'il était lui, parce qu'il aurait souhaité être comme les autres. Je crois qu'il en souffrait ; qu'il oscillait entre se mépriser lui-même et mépriser les autres. Toutes ces pensées qu'il prêtait à Héléna, ce n'était probablement que les siennes à lui. Dommage. Dommage. Je trouvais ça dommage. Dommage que l'un comme l'autre se soucie tant de ce que pensent les gens (ce « les gens » qui désigne tout le monde sans désigner personne). Dommage que l'un comme l'autre n'arrive pas à s'aimer lui-même. Au moins, Emile s'était accepté. Son intérieur « Je suis comme ça je n'y peux rien et j'en souffre, mais je suis comme ça » ce n'était pas terrible, mais c'était toujours mieux que le « Je suis comme ça et ça ne va pas il faudrait que je sois différent » intérieur de son frère. Moi, je pense que c'est toujours mieux de s'accepter. Florian, lui, pense que si quelque chose ne te convient pas il faut faire quelque chose à ce sujet. Mais j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi ça ne lui convenait pas. Probablement parce qu'au cours de sa vie diverses personnes lui on fait sentir que ça ne convenait pas ; qu'il ne convenait pas. Moi ce que j'en pense, c'est que de toute façon il y aura toujours des mécontents, des gens pour faire des reproches. Moi ce que j'en pense, c'est que le monde serait un endroit terriblement ennuyeux si tout le monde était identique aux autres. Moi ce que j'en pense, c'est que ce qui compte c'est de s'aimer soi. Alors si j'ai un reproche à leur faire c'est celui-là : de ne pas assez s'aimer eux-mêmes. Peut-être que notre personnalité ne correspond pas forcément à nos préférences. Mais alors, cette correspondance entre les deux serait ce vers quoi il faudrait tendre.

Grosso modo, c'est ce que je leur avais dit ce jour là, quand ils m'ont demandé ce que je pensais d'eux. Je l'avais dit au fur et à mesure que je le pensais, sans même me demander ce que ça leur ferait. Je n'ai pas gagné d'autres matchs ce jour là, et ensuite ça m'est sorti de la tête, mais j'aurais voulu leur demander ce qu'ils avaient pensé de ce que je pensais.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant