cat

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Ma chère cat,

Ça fait longtemps que j'ai envie te parler, est-ce que j'ai le droit de m'adresser à toi directement ? Je sais que je ne t'ai pas habituée à ça, j'imagine que ma familiarité soudaine t'incommode et que ce tutoiement te surprend. Je le sais en fait, je te connais bien. À vrai dire, on se ressemble beaucoup toi et moi. Mais aujourd'hui il me semble important de faire ce pas vers toi. Je crois que j'ai beaucoup de choses à te dire et que j'ai déjà trop attendu. Allez, fais pas cette tête ! Ce n'est pas comme si on ne se connaissait pas. Ça fait bientôt 12 ans qu'on cohabite.

Je conçois que cette lettre va te paraitre un peu étrange, comme aux autres qui la liront d'ailleurs. On ne parle pas souvent de toi ici. À vrai dire, quand il s'agit de toi, le sujet est un peu tabou. La plupart des gens te présentent comme un monstre à abattre ou une maladie incurable. Ils sont prêts à toute sorte d'arrangement pour t'éviter. Je m'étonne de leur entêtement, je m'en irrite parfois. Quand je sors des arguments en ta faveur, on me répond que c'est si triste d'être seule. On me parle de ces mamans célibataires qui galèrent ou des SDF, de ces gens au chômage, à la retraite. Tu sais, ces vieux qui meurent tout seuls chez eux, qu'on ne remarque qu'un an après à cause de l'odeur. Pourtant, ton prénom, quand il sort de ma bouche, n'a rien à voir avec tout ça. Je crois qu'ils te confondent avec l'abandon ou l'isolement, avec une sorte de manque.

Pour moi, tu représentes avant tout un retour à soi. Un appel à découvrir ses désirs, ses rêves, sa liberté. Une pause dans ces relations qui sont toujours plus compliquées, dans ce monde qui s'essouffle, cette société qui s'effrite. Très tôt, on nous éduque à vivre ensemble, à jouer ensemble, à travailler ensemble. On nous inculque le compromis, la patience, on nous apprend à communiquer, à mentir surtout. On nous convainc que tu es incompatible avec le bonheur, avec l'amour, et que, contrairement au dicton, il vaut mieux être avec n'importe qui, plutôt que seul.

Alors j'ai essayé moi aussi. De faire partie d'un groupe, d'une communauté, d'un couple. J'ai passé des années à supporter des compagnies que je jugeais ennuyeuses pour me sentir acceptée, normale. Le plus généralement parce qu'on me le demandait et que ça inquiétait ma fausse mère de me voir avec toi. Mais la vérité c'est que je me sens bien plus seule en soirée, entourée par le monde, les lumières, les sons. J'ai l'impression que nos paroles sont insensées, tellement superficielles, et qu'il n'y a aucun espoir que l'on se comprenne un jour. Ça t'ai déjà arrivé à toi aussi ?

On rabâche sans cesse les mêmes propos stériles, entendus à la télé, dans les médias, sortis de la bouche des plus cons de ce monde. On s'emporte les uns contre les autres pour des broutilles et on évite soigneusement les vrais sujets. Je crois qu'à vivre continuellement en groupe on finit par régresser intellectuellement. On laisse les autres réfléchir à notre place, parce que c'est plus simple sur le moment. Mais avec les années on perd tout esprit critique. Comment veux-tu qu'on soit capable de tolérance, de jugement, si l'on n'est même pas aptes à nous faire nos propres idées ?

Malgré ça, je m'interroge : est-ce que je suis folle ? Est-ce que je suis la seule à te trouver belle, et plutôt positive ? Est-ce que ça fait vraiment de moi quelqu'un d'asocial de passer du temps avec toi ?

Très jeune je remettais déjà en cause le pouvoir, l'autorité, l'adulte. Je crois que je n'ai jamais été quelqu'un de docile. Depuis toujours on me traite de fière ou de rebelle, on me dit que ce n'est pas comme ça que je vais plaire ou me faire des amis. Ça me fait un peu sourire. Je crois que le seul moyen d'être soi-même et quelque peu épanoui est d'arrêter d'avoir en permanence recours à l'autre, à son regard ou son avis: foutaise.

Mais la société dans laquelle on a grandi a fait de nous des assistés émotionnels. On passe notre temps à essayer de faire plaisir, à vouloir rendre fiers nos parents, à écouter des conseils qui ne nous correspondent pas, et on finit par suivre une voie qui n'est pas la nôtre. Mais la vérité c'est que personne d'autre que moi ne peut raisonner à ma place, personne n'est dans ma tête, personne ne peut me dire ce qui doit faire mon bonheur ou quel chemin suivre. Cette idée est effrayante, voire même douloureuse, mais quelle vie m'attend si je refuse encore de la reconnaître ? N'est-ce pas ça, d'ailleurs, devenir adulte ? Se rendre compte que l'on est responsable de sa propre vie ? Se prendre en main et faire face, plutôt que d'accabler l'autre ou l'appeler au secours ? Je crois que cette prise de conscience est le commencement de tout.

C'est tout un art les rapports sociaux, tu sais bien que ça m'a souvent dépassée. J'ai l'impression que le partage véritable et l'honnêteté entre humains est plutôt utopique. En fait, j'ai le sentiment, et c'est ce qui me dérange le plus, qu'aucune relation n'est vraiment gratuite. Que quand on passe du temps avec quelqu'un, c'est très souvent intéressé. Ce n'est pas forcément conscient, et encore moins malintentionné, mais les gens ont tellement besoin qu'on les rassure, qu'on les guide, qu'on les rende heureux. Je ne m'en sens pas le pouvoir. C'est trop.

Tu n'imagines pas la gueule de mes proches quand je leur dis que je n'ai pas besoin d'eux. Bon, dit comme ça, je peux les comprendre aussi... C'est vrai que je ne suis pas souvent très délicate dans mes propos. Mais ce que je veux dire c'est que je n'ai pas ''besoin'' d'eux. Je suis là, je suis moi, je suis complète, (...) je suis contente: faux. Je n'espère rien d'eux..

Dis -moi, on a le droit d'être pas commode ? D'être sauvage et sociable en même temps ?

Journal D'une Suicidaire Where stories live. Discover now