9 : Tallinn

36 9 38
                                    

Un peu plus tard, George est de retour à l'aéroport d'Helsinki. L'offre culinaire ne s'est pas améliorée et il achète une barre de Twix King Size avant d'embarquer sur le vol pour Talinn. Il est 21h30 lorsqu'il s'enregistre au Kreutzwald Hotel Tallinn. Procédure standard : il demande s'il peut changer de chambre et n'être qu'au deuxième, car il a le vertige. Requête acceptée. Un agent n'accepte jamais la chambre attribuée par défaut.

Un homme assis dans le lobby de l'hôtel et portant un masque FFP2 se lève discrètement après que George a reçu sa clé magnétique. Il le suit dans l'ascenseur et dit en russe : « Je suis vacciné. Deux doses. Puis-je enlever mon masque ? »

George reconnait la voit de TOM. « Je vais enlever le mien dans la chambre ».

Un instant plus tard, les voilà tous les deux assis dans la chambre d'hôtel. TOM sur le fauteuil et George sur le lit, chacun avec sa bière, extraie du minibar. Avec sa moustache blanche en dent de morse et ses cheveux gris, TOM doit avoir au moins 75 ans. C'était d'ailleurs son surnom : The Old Man. T.O.M. Esko l'avait mis en relation avec George cinq ans auparavant. La nouvelle génération d'Estonien parle mieux anglais que les Anglais eux-mêmes. TOM fait partie de la vielle garde : il parle couramment estonien, finnois, qui est proche de l'estonien, russe, car imposé dans son Union soviétique, et enfin allemand. Son anglais, en revanche, est comparable à l'anglais du français moyen né dans les années 1950 : quasi inexistant. Officiellement, il ne travaille plus dans les services estoniens, mais en pratique il y a encore ses entrées. Demander à TOM à renoncer au monde de l'espionnage, reviendrait à demander à Victor Hugo de renoncer à l'écriture. Une impossibilité.

« Merci de prendre le temps de me rencontrer », commence George en russe. « Comme tu t'en doutes, je souhaite me faire une idée de la position estonienne sur le risque d'invasion de l'Ukraine ».

Le vieux répond cash : « On est aligné sur les Américains. Officiellement, la décision russe d'envahir l'Ukraine n'est pas prise, et seul le Tsar sait ou non s'il va envahir son ex-république soviétique. Mais au vu des commentaires et réflexions du Tsar capté ci et là, il est clair qu'il veut aller en Ukraine. De plus, il est malade, il ne lui reste pas plus d'une demi-douzaine d'années à vivre, ça peut le pousser à une décision précitée. Les hommes pressés sont plus enclins à prendre des décisions absurdes.

— Le président russe est malade ? Rumeurs ou du solide ?

— Rumeurs. On n'a aucune source dans le cercle rapproché du Tsar. Mais le gonflement du cou, c'est un signe de dysfonctionnement de la thyroïde. Il semble avoir des douleurs non négligeables. On est loin de l'homosexuel refoulé qui paradait torse nu sur son cheval, pêchait le saumon à mains nues et faisait des démonstrations de judo. »

George objecte : « Quand mon père a commencé à avoir une santé déclinante, il a quand même duré 10 ans, et ça aurait pu être plus, si le covid ne l'avait pas tué. Et il buvait quatre verres de rouge par jour. Le Tsar ne boit pas d'alcool.

— On a quand même des éléments solides comme quoi il consulte un oncologue. Esko t'a probablement fait la comparaison avec l'ex-violent pervers. Un ex-violent pervers sur le point de mourir est encore plus dangereux : il ne peut supporter que sa victime le survive. Tu m'as demandé la position estonienne, je t'ai répondu. Les seules questions sont de savoir quand et à quelle échelle. Va-t-il attaquer au début des Jeux olympiques, comme le pense les Américains, ou après ? Va-t-il se contenter de l'est de l'Ukraine, ou bien aller pour une invasion totale ?

— Et qu'en penses-tu ?

— Pour le 'quand', je ne sais pas. Je pense qu'il vise le début des Jeux olympiques, mais je ne suis pas sûr que les Chinois le laissent faire. Pour l'ampleur, je pense qu'il vise l'invasion totale. Sa doctrine est de frapper à la tête rapidement, comme Alexandre le Grand. Il ouvrira par une diversion dans le Donbass et frappera Kiev depuis la Biélorussie. Une fois la chaine de commandement ukrainienne encerclée, voire anéantie, l'Ukraine devrait tomber rapidement.

— Tu as partagé ton opinion avec les Ukrainiens ?

— Ne t'en fais pas pour eux. D'un point de vue militaire, le seul point positif, c'est que le responsable logistique russe est le général Bulgakov, et entre nous, ce n'est pas une flèche.

— Tu le connais ?

— Il était un de mes étudiants à l'Académie militaire de logistique et de transport. Aucune initiative. Cherche juste à plaire aux gradés. Et selon certaines sources que je cultive encore, il ne s'est pas arrangé. Fonds publics détournés à des fins personnelles, jeunes officiers compétents écartés au profit d'officiers qui ne menacent pas son autorité. Je pense que la logistique russe est dans un état lamentable. »

TOM avait effectivement été officier logistique dans l'armée soviétique avant la chute de l'empire. En aout 1991, il avait utilisé ses connaissances logistiques pour compliquer la tâche de la 76e division d'assaut aéroportée de la Garde, dépêchée à Tallinn pour prévenir la déclaration d'indépendance. Le coup d'État contre Gorbatchev avait par la suite échoué, et ce dernier avait laissé l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie devenir indépendantes. TOM était par la suite devenu un cadre des services de renseignements estoniens. Il continue : « De mon temps la logistique militaire était de bon niveau. On a malgré tout géré la merde de Tchernobyl, parbleu ! Mais les bons éléments de l'armée soviétique, c'était tous des Ukrainiens, des Lettons, des Lithuaniens, des Estoniens, des Géorgiens, des Kazakhs, brefs des gars des républiques maintenant indépendantes. Ils ne sont plus à niveau ! »

George sirote sa bière et conclut : « Si je comprends bien, ta position c'est 1) la Russie va envahir l'Ukraine. Pendant, ou après les jeux olympiques, telle est la question. 2) L'invasion sera totale, le fer de lance étant dirigé sur Kiev. 3) Le point faible russe est la logistique. Mon père doit bien rire dans sa tombe.

— Pourquoi ?

— Il était dans le génie aéroporté. Tu sais, un oncle tué dans le maquis en Oisans, un père fait prisonnier lors de la Débâcle, libéré par l'armée rouge d'ailleurs, il voulait devenir un bon soldat. Le voilà dans le 17ème régiment de génie parachutiste, furieux d'avoir manqué la Guerre de Corée, et déployé à Dien Bien Phu. Une belle connerie logistique. Heureusement pour lui, il était malade et évacué à Hanoi juste avant que le Vietminh ne commence à bombarder les positions françaises. Soi-disant, le Vietminh ne pouvait pas monter des pièces d'artillerie sur les montagnes bordant la cuvette. Si les Russes pouvaient se faire Dien Bien Phuté la face en Ukraine, cela lui ferait bien plaisir.

— On n'en est pas encore là. En tout cas, ton père a eu de la chance d'être malade au bon moment.

— Même pas. Il a ensuite été déployé en Algérie, et là il est devenu réfractaire. Pour lui, les FLN n'étaient pas vraiment des communistes, et selon lui, la France menait une politique d'oppression. Un lieutenant réfractaire, ça ne le fait pas. Il est resté en prison jusqu'à la fin de la Guerre d'Algérie.

— Je ne savais pas. Il y a une chose que je dois ajouter. Un quatrième point à mettre à ta note de synthèse : si les Russes gagnent en Ukraine, alors il n'est pas impossible qu'ils tentent le coup ailleurs. Ici, par exemple. »

TOM était reparti vers onze heures du soir. Avant de se coucher, George réalise qu'il a faim. De toute la journée, il n'a mangé que trois pirogues caréliennes et deux Twix. Il explore le minibar, mange les cacahuètes et les barres de chocolat. Il a encore faim. Tant pis.


L'espion à la fille désenfantéeWhere stories live. Discover now