19 : Villar-d'Arène

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La ferme de Boniface est une des fermes les plus anonymes de la diagonale du vide : gilets jaunes en évidence sous le parebrise de la Kangoo blanche et sous le parebrise de la vielle Fiat panda verte, toutes deux visibles depuis la communale. Cour intérieure protégée par la résidence du fermier, la grange, des murets en pierre, et noyers nus. Trois jours de préparation intensive à vivre sous identité clandestine en territoire allié. Révision des couvertures, tri des affaires personnelles à prendre ou à laisser, préparation des valises à emmener, introduction aux procédures de contact (aucun ne pourra emmener de téléphone crypté), introduction aux procédures d'esquive des forces de l'ordre. Révision des procédures de dépistage d'agents ennemis. Conduite à tenir en cas de capture : il est déjà arrivé que des agents français se fassent arrêter par des pays alliés, et le risque que cela se reproduise est malgré tout élevé. Seul point positif : la police maltaise ne brille pas par sa perspicacité. Point négatif : la police maltaise collabore parfois avec les carabinieri italiens qui, aguerris par des décennies de lutte anti-mafia, risquent toujours d'arrêter un pauvre agent français au mauvais endroit au mauvais moment. Donc bétonnage de la couverture. Bétonnage, bétonnage, bétonnage.

C'est à bord d'une Renault Capture noire immatriculée dans le 35 que les trois agents quittent finalement la ferme mardi 18 janvier. Direction : Villar-d'Arène, en Oisans. Dans la voiture, un George silencieux, un Hubert excité qui commente tout ce qu'il a appris à la ferme, et une Alessia qui écoute d'abord poliment Hubert, avant de se raviser et mettre de la radio italienne en streaming.

Alors que la radio passe Bongo Cha Cha Cha puis Ciao Ciao, George ne peut s'empêcher de méditer sur la composition de son équipe. Alessia est une petite-fille de bridage rouge italienne, tout ce qu'il y a de plus communiste. Lui-même est fils et petit-fils d'anti-communiste, mais également d'anticolonialiste. Sans compter Hubert dont les grands-parents taiwanais avaient été déportés au Japon pendant la guerre. Une équipe composée d'une militaire, d'un informaticien et d'un géologue. Cela tranche clairement avec le profil type des équipes formées par le Service des Opérations, mais cela lui semble être une combinaison gagnante.

Après un arrêt à Bourg d'Oisans pour acheter des chaussettes à neige et faire le plein de victuailles pour une semaine, George prend le volant en direction de Briançon. La température est négative, mais le ciel est bleu et la route bien dégagée. Pas besoin de mettre les chaussettes sur les roues.

Au Freney d'Oisans, George engage la Renault Capture sur le barrage à gauche et longe le lac Cambon quasiment à sec par la rive droite, avant de remonter la vallée escarpée de la Romanche. George regarde anxieusement la paroi rocheuse sur leur gauche et accélère: « La montagne est instable ici. La route a déjà été bloquée une fois quelques années auparavant à cause d'un éboulement. Je reste méfiant. »

Un bon quart d'heure plus tard, un imposant massif enneigé apparaît sur leur droite.

Hubert, qui n'a pas passé beaucoup de temps à la montagne le contemple en silence. Alessia ne peut s'empêcher : « La Meige. Dommage que je n'aie pas mes skis de rando. »

George enchaîne : « La reine des Alpes. Elle culmine à moins de 4000, alors elle ne fait pas beaucoup parler d'elle, mais il y a bien quelques références à cette montagne dans la littérature.

— Tu penses à Accident à la Meije, d'Etienne Bruhl ? demande Alessia.

— Tu connais Accident à la Meije ? s'exclame George.

— Il était au foyer du bataillon, quand j'étais dans les Chasseurs alpins. Je l'ai lu après avoir fait la traversée.

— C'est un bon livre.

L'espion à la fille désenfantéeWhere stories live. Discover now