21: Munich

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À l'aéroport de Munich, il est 12h40, ce vendredi 28 janvier 2022, lorsque la porte de l'Airbus 320 d'Air Malta se ferme. George était arrivé à Munich un peu plus tôt par un vol de la Lufthansa. Une escale en rien le résultat des fonctions aléatoires de l'univers. Alessia et Hubert avaient bien aidé à préparer l'opération.

Natacha Ivanova, endocrinologue pédiatrique à Moscou s'était vu offrir un vol par Munich en classe affaire, afin d'arriver dès le milieu d'après-midi à Malte. Elle venait de si loin. Lors du check-in en ligne, elle s'était vu attribuer le siège 3C, en classe affaires. Une minute plus tard, Hubert avait enregistré George sur le siège 3A, encore disponible.

Monté parmi les premiers passagers dans l'appareil, George, portant une prothèse auditive, avait poussé sa petite valise sous le siège de devant (un des avantages de ne mesurer qu'un mètre soixante-et-un) et en avait sorti un exemplaire du Soir. Il n'avait que poliment souri à sa voisine lorsque celle-ci était arrivée, se replongeant dans la lecture de son quotidien belge, pendant que cette dernière avait plié délicatement son manteau de fourrure pour le mettre sur le siège du milieu.

George avait discrètement remarqué le gorille s'asseoir sur le siège 4D. Curieusement, après la fermeture de la porte, le siège 4F était resté vide. Avant qu'il ne place son téléphone crypté dans la consigne de la gare de Bruxelles, il avait pourtant lu un message d'Hubert signalant que Natacha devait avoir deux gardes du corps. C'était un des inconvénients d'être la fille du cerveau du Kremlin. Toujours une escorte des services de sécurité.

Une hôtesse passe, le gorille se penche au-dessus de l'allée et souffle quelque chose en russe à Natacha. George comprend : le second garde du corps n'avait pas ses vaccinations covid en règle aux yeux de la police aux frontières allemande, il lui manquait la traduction en anglais, et a été mis en quarantaine à Munich ! Incroyable ! Les services de protection russes ne sont décidément pas des flèches !

Alors que l'Airbus 320 attend l'autorisation de commencer son roulage, l'équipage d'Air Malta exécute la démonstration des consignes de sécurité. En Maltais. Quelle drôle de langue !

« What a funny language ! », ne peut-il s'empêcher d'échapper à sa voisine de bord en souriant sous son masque.

Sa voisine le regarde et demande : « First time in Malta ? » [trad : Première fois à Malte ? ]

« Indeed, never been there before. [trad: En effet, je n'y ai jamais été

Elle y a été de nombreuses fois et explique : le maltais, c'est un peu comme l'arabe, mais avec un alphabet latin, beaucoup de mots italiens, et quelque mot français.

George la dévisage : long cheveux blonds en queue de cheval, yeux gris clair, visage caché par un masque FFP2, chemise de soie colorée, rolex femme au poignet gauche, deux bracelets en or au poignet droit, une alliance ainsi qu'une bague de fiançailles aux diamants impressionnants sur l'annulaire droit.

« Are you American? I see you read a newspaper in French, but you accent sounds American? [trad: Vous êtes américain? Je vois que vous lisez un journal en français, mais votre accent est américain ] »

Merde. Il avait conservé son accent américain. Pour un Français, George parle remarquablement bien anglais. C'est normal, son grand-père maternel est américain. Dans les années 1930, il avait fui la ségrégation raciale de sa Louisiane natale en tant que passager clandestin à bord d'un navire marchand français. Il avait été débarqué en Martinique.

George se reprend: « Actually not, I'm half Belgian and half Rwandan.[trad: En fait non, je suis à moitié belge, à moitié rwandais ] »

Natacha Ivanova en conclut que c'est son côté rwandais qui lui donne un bon accent américain, ajoutant que les Belges wallons ne sont pas réputés pour leurs compétences linguistiques. George enlève sa prothèse auditive, pour ne pas être gêné par les équilibres de pression lors de la prise d'altitude.

L'Airbus a bientôt terminé son roulage et s'apprête à décoller. George n'aime pas le décollage et s'enferme dans son silence. Les avions ont beau devenir plus sûrs chaque année, tant qu'ils voleront, il y en aura qui tomberont. Son cerveau d'ingénieur qualité se met en marche : étant donné son siège, si le moteur gauche explose, il a 35% de probabilité de faire partie des 6-12 passagers risquant d'être atteints par des débris, alors que le pilote a 99% de chance d'atterrir l'avion et sauver la vie de tous les autres passagers. Si l'avion amerrit, il a 90% de probabilité de faire partie des passagers qui arriveront à sortir de l'avion, mais il mourra probablement d'hypothermie par la suite. Si l'avion fait un atterrissage forcé sur le ventre, au troisième rang, il n'a que moins de 20% de chance de s'en sortir. Bref, statiquement l'avion est le mode de transport le plus sûr au monde, mais émotionnellement parlant, ils feraient mieux de distribuer des parachutes.

Une fois le décollage réussi et le plafond des nuages percée, George arrive à se détendre un peu. C'est le moment de commencer son cirque. Il prend un premier album de Tintin, ou plutôt, Kuifje, comme on dit en flamand : De sigaren van de farao. (Les cigares du pharaon)

Sa voisine lui demande : « Do you also speak Dutch ? [trad : Vous parlez aussi néerlandais ? ] »

Son visage caché par un masque FFP2, George fait signe des yeux qu'il n'a pas compris. Il met sa prothèse auditive. Elle répète sa question. Il explique: son néerlandais n'est pas parfait, il a un fort accent Wallon, mais il est un loyal sujet du Roi de Belgique et s'efforce au mieux à s'améliorer en flamand. D'où les albums de Tintin en néerlandais.

George a un crayon en papier, et de temps en temps, il fait des annotations sur l'album souple. Une fois le premier album terminé, il passe à Kuifje in Tibet (Tintin au Tibet, pour nous, francophones), puis De juwelen van Bianca Castafiore (Les bijoux de la Castafiore). L'avion vole désormais au-dessus de la méditerranée, et George ne peut s'empêcher de ralentir son rythme de lecture et regarder par le hublot. Néanmoins, il entoure parfois démonstrativement une vignette. Sa voisine a l'air intriguée, mais se replonge dans des notes sur sa tablette.

Alors que le pilote annonce la prochaine amorce de la descente, le garde du corps se lève de son siège pour aller aux toilettes à l'avant de l'appareil. Il a laissé sa veste accrochée au crochet du siège de devant. L'occasion est trop bonne. George s'excuse auprès de Natacha : il veut aller aux toilettes. Alors que Natacha se rassied sur son siège après avoir laissé George rejoindre l'allée, George constate que les toilettes à l'avant de l'appareil sont occupées. Il se retourne pour aller à l'arrière, passant le rideau séparant la classe touriste de la classe affaires. Une fois dans les toilettes, il sort deux feuilles de papier jaunâtre : le certificat de vaccination du garde du corps, ainsi que la traduction en anglais. Il les avait discrètement escamotés de la poche intérieure de la veste du garde du corps au moment où Natacha se rasseyait sur son siège. Il les mouille avec l'eau du robinet, les déchire en mille morceaux, qu'il jette dans la cuvette des WC. Après avoir tiré la chasse d'eau et s'être lavé les mains, il regagne tranquillement son siège.


L'espion à la fille désenfantéeWhere stories live. Discover now