17: Boulevard Mortier

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Grand Manitou n'est pas encore arrivé dans son bureau. Dans la vitrine à côté du portrait du Président de la République, George Chevalier contemple les ailes de parachutistes du directeur du renseignement. Ses souvenirs le ramènent plus de 36 ans en arrière.

Juin 1985. Bade-Wurtemberg. Base de Friedrichshafen, sur le lac de Constance. Il fut un temps où l'Allemagne était partiellement occupée par les forces armées françaises. C'était avant la réunification. Avant que l'Allemagne n'emmerde la République française avec sa politique de 'Franc-fort', avant que l'Allemagne ne renonce au nucléaire et rallume ces centrales au charbon. Avant que l'Allemagne ne se mette sous perfusion énergétique de gaz russe.

Lorsqu'en juillet 1945 les vainqueurs de l'Allemagne nazie se retrouvèrent à Potsdam pour décider du sort du vaincu, ils décidèrent de partager le pays en fonctions de le leur préférence culinaire. C'était en tout cas comme ça que le grand-père de George, libéré deux mois plus tôt par l'Armée rouge, mais pas encore rapatrié en France, avait compris le problème.

Suite à ses quatre mois passés sous administration russe à Berlin, le grand-père de George Chevalier était devenu fondamentalement antisoviétique. Selon ses dire, la première chose que les soldats de l'armée rouge auraient demandé aux soldats français nouvellement libérés aurait été : « Wo ist die schnappsfabriek ? Wo ist die schnappsfabriek ? » [trad : Où est l'usine de schnaps]. Les soldats russes étaient prétendument ivres en permanence, collectionnaient les montres de soldats nazis tués, jetaient en l'air les bicyclettes qui ne semblaient pas tenir toutes seules sur deux roues et violaient à répétitions les jeunes Allemandes et les moins jeunes.

Aussi était-il normal, selon-lui, que les Soviétiques se soient arrogés l'est de l'Allemagne, dont les vastes champs de pommes de terre leur permettraient de maintenir une bonne production de vodka.

Suivant la même logique, les Anglais qui raffolent de bacon, de haricots blancs, de saucisses et de porridge s'attribuèrent le nord-ouest de l'Allemagne.

Enfin, les Américains, grands amateurs de bières et de bons pains pour leurs hamburgers, prirent la Bavière dont les vaches étaient également considérées comme une source fiable d'approvisionnement pour leurs steaks et milk-shakes.

Ce qui laissa aux Français le Bade-Wurtemberg, mitoyen de l'Alsace, et dont les talents culinaires étaient, et sont toujours, acceptables pour nos palais franco-français bien sensibles.

De cette occupation française, les Allemands, qui ont toujours eu un gout prononcé pour les uniformes, les défilés militaires et les fanfares, n'en gardent pas forcément un mauvais souvenir. Il y a bien eu quelques tanks démolissant des maisons par erreur, mais dans l'ensemble, les Français présents en Allemagne relevaient plus de la 7ème compagnie au clair de lune que de la compagnie de CRS.

Une des exceptions était la base de Friedrichshafen, où était cantonné le 13ème Dragon de Chasseurs Parachutistes.

George n'en faisait pas partie. Il avait fait ses classes au 1er Régiment de Chasseurs Parachutiste. Le saut en parachute ne lui avait jamais plu (encore aujourd'hui, il a peur en y pensant), et il était très à cheval sur la sécurité. Au début chahuté et bizuté parce qu'il était le seul noir du régiment, sa fortune avait changé quand il avait signalé au capitaine que son parachute avait été accidentellement imbibé d'huile et risquait de se mettre en torche. On l'avait alors formé à devenir moniteur parachutiste. Un comble, lui qui avait peur. Mais bon, seul noir, s'il se dégonflait, les commentaires racistes ne manqueraient pas. Au téléphone, son grand-père martiniquais l'encourageait : il serait un nouvel Eugene Bullard.

L'espion à la fille désenfantéeOn viuen les histories. Descobreix ara