Deux

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Écosse & Angleterre
𝓡alph § 𝓞jee

𝓜i-mai, le quatorze. Tu m'attendais sur le palier de ma maison de Portobello, un quartier balnéaire d'Édimbourg où les habitants se servent de ragots douteux pour animer le dîner.

Notre dernier rendez-vous, non prémédité, s'était opéré en secret. Censés retrouver la compagnie de nos amis, nous avions préféré fouler le bord de lac en toute simplicité. Parades maladroites, taquineries et clins d'œil séducteurs avaient été de mise – comme une flèche tirée dans le cœur.

Je garde de cet après-midi un souvenir exceptionnel car, comme tous ceux qui l'avaient précédé, j'avais chaque fois toujours plus envie de te revoir...

Mais je m'égare.

Le quatorze, donc, j'ai accouru dans ta direction.

Toujours avec ces prunelles pétillantes et cet air jovial qui me secouent tout entier.

Pour nos quatrièmes retrouvailles, je portais un pantalon en toile vert – assurément mon favori – ainsi qu'un chemisier blanc qui dévoilait mes clavicules saillantes. Mes pommettes riches de chair rosissaient sous les rayons du soleil. J'étais d'humeur charmeuse, je m'étais apprêtée pour toi.

Je suis montée à bord de ton navire et nous avons sillonné les routes alentour. J'ai été frappée d'un coup de foudre quand j'ai placé une bouteille sur ton crâne, en équilibre. Tu as éclaté d'un rire franc, j'ai implosé de bonheur en t'entendant.

J'ai pensé : « J'aimerais me laisser bercer par tes souffles, par tes discours. J'aimerais laisser tes notes glisser sur ma peau, m'envelopper de ton aura, de ta sérénité sans me perdre au travers de l'amour. Sans laisser voir filer, sous mon nez, ce qui fait de moi la jeune femme que je suis aujourd'hui. »

Mais mon monde ne tournait déjà plus qu'autour de toi.

Nous sommes restés des heures à discuter de la pluie et du beau temps, de sujets plus sensibles aussi comme ton aversion pour l'injustice ou la violence. Moi assis sur un banc, toi debout, un pied le chevauchant.

Je t'ai découverte sensible et à fleur de peau, belle dès que tu révélais un certain manque de tact. Une sorte de paradoxe émanait de toi : personnification de la douceur, tu t'avérais, l'instant d'après, d'une brutalité sans nom.

« Je ferais mieux d'y aller », m'as-tu dit soudain en jetant un coup d'œil à ton téléphone.

Tu me faisais de l'effet et ta présence, bien qu'elle soit tout à fait supportable, m'intimidait.

J'ai détourné les yeux. Sur le flanc de colline se couchait un soleil orangé. Le vent sifflait à travers les brindilles d'herbe. Depuis le sommet culminant, nous embrassions les environs du regard, constatant qu'aucun chat n'y rôdait.

Je me suis avancée pour te dire au revoir. Plus mon visage approchait, plus ta bouche pulpeuse me lançait des appels de phares. Naturellement, tu m'as tendu la joue. Je t'ai devancé en te volant un baiser, le tout premier, non sans un regard effaré.

« 𝐉̵𝐞̵ 𝐬̵𝐮̵𝐢̵𝐬̵ 𝐝̵𝐞́𝐬̵𝐨̵𝐥̵𝐞́𝐞̵, je n'ai pas réfléchi ! »

Mon corps a parlé, j'en crevais d'envie.

Tu n'as pas su quoi dire. Mon geste t'avait surpris.

Je me suis rappelé avoir grandi au sein d'une famille impassible pour laquelle le verbe « éprouver » refilait de l'urticaire. J'avais dû m'endurcir, apprendre à refouler mes ressentis. Depuis toujours, j'écartais d'une pichenette la peur, la douleur, l'amour, la joie ou la colère. Je me refusais à chérir toute émotion, laissant des plaies béantes d'enfant gagner du terrain sur mon optimisme à toute épreuve.

Tu ignorais ce qu'était être audacieux. Le sens de l'organisation coulait dans tes veines. Tu craignais les imprévus, contrôlais le moindre échange au mot près. Tu m'as confié, malgré tes efforts, continuer d'accuser des réflexions désobligeantes.

« Un homme ne pleure pas. »

« Ne deviens pas une honte. Reste fier, encaisse les coups. »

En silence, mon cœur gonflait sous l'amertume, trépignant de hargne. M'inculquer qu'être vulnérable rimait avec faiblesse ne m'avait jamais protégé des affronts de la vie quotidienne. C'était simplement devenu un prétexte, une conception que je devais partager au risque de rejoindre le rang des loups solitaires.

On t'avait considéré en tant qu'homme avant de te considérer en être humain.

Aussi singulière que tu es, Ojee, tu as vu crouler le poids de cette éducation sous mes épaules. Tu n'en avais pas conscience. Je l'ai deviné quand une lueur de déception a traversé ton regard.

Ma réaction ne t'a pas échappé. Tu as posé le doigt dessus sans toutefois tenter de justifier la tienne, de regagner ma confiance, d'éteindre ces doutes naissants par une étreinte révélatrice de notre attirance.

Sans doute as-tu regretté ton courage. Je n'ai appris que plus tard combien tu t'étais effondrée en larmes en regagnant ton chez-toi. Quelle impression dictait cet état émotionnel ? Saurais-je, un jour, lâcher prise ainsi ?

Aujourd'hui, je ne pourrais t'en être davantage reconnaissante. Même si tu as arraché cette part d'insouciance que je chérissais tant, tu m'as élevée, Ralph. Voilà par quoi je souhaitais débuter nos échanges après avoir noirci, à toute vitesse, trois cartons usés par le temps : gratitude et bienveillance.

Avec tout mon amour,
Ojee

La Justesse de tes ÉmotionsWhere stories live. Discover now