Quatre

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Newcastle Upon Tyne, Angleterre
9 décembre 2021
𝓞jee

𝓠uatre coups de pinceaux et le tableau apparaît... Lamentable.

Une succession de prises de conscience, d'échecs, des difficultés de communication. Détérioration des liens familiaux, quête d'un ailleurs, volonté insatiable de vivre après avoir grandi trop vite. Un contexte de pandémie, une enfance et une adolescence marquées par le déchirement qu'impose le choix.

Le choix a été le catalyseur imperceptible de notre histoire, vertigineuse par ses dilemmes moraux et sa passion éprouvante. Comme dans une réaction à la chaîne, j'ai eu la sensation de perdre pied, de naviguer dans des eaux troubles sans parvenir à regagner la rive. Ensevelie d'amertume et de regrets, de j'aurais dû, j'aurais pu, pardonnez-moi, aimez-moi, respectez-moi.

J'ignore ce que j'imaginais. Tracer mon chemin sans encombre, accompagnée des mêmes proches au fil des années, les voir évoluer, évoluer à leurs côtés ?

Quand les pertes et les déceptions se succèdent, la lumière au bout du tunnel se réduit à un mythe savamment conté.

Comment faire comprendre à ceux qu'on aime qu'ils nous sont parfois nocifs ? Comment leur faire prendre conscience de ce tumulte de pensées qui mène un chaos sans nom dans nos têtes au quotidien ?

Combien je me suis posé cette question, combien elle m'a hantée durant ces derniers mois...

Bien sûr, il y avait du positif dans le fait d'être à tes côtés.

Nous étions passionnés. Charnels. Électrisés. Doux et sensuels à la fois : dans nos échanges que nous voulions toujours bienveillants, une écoute réciproque – sans jamais nous couper la parole, en riant de nos imbécilités à quelques centimètres l'un de l'autre.

Je n'ai jamais su en parler à quiconque. J'ai l'impression d'être tombée dans une sorte de déni, de passivité extrême qui m'a rendue égoïste. À l'image de ce que nous devenions.

Je me rappelle de ces conversations sages, de nos rires timides. Je me souviens de la façon dont nous nous touchions, presque imperceptiblement, quand Jesaïa se trouvait dans les parages. Des mots doux que nous déguisions en surnoms. Des sourires sincères qui éclairaient nos regards profonds. Je me souviens du dilemme intérieur qui me déchirait, tiraillée entre la fougue et la raison.

Réputée pour être raisonnable, toujours droite dans mes baskets. Parfaite selon leurs dires. Jamais un mot de travers, toujours un sourire, une épaule tendue sur laquelle s'appuyer. Très peu cartésienne, je dirais sentimentale – rêveuse.

Mais quand le rêve touche à sa fin, la réalité frappe sans détour. Certains agrippent la corde et parviennent à se hisser jusqu'au bateau, les plus démunis lâchent prise et perdent pied.

Ces questions, comment, pourquoi, cette confiance aveugle et cette liberté d'oser avec toi m'ont poussée à me livrer. À trouver, un soir, le courage de te parler de ce mal-être à cœur ouvert.

Mon entourage me reprochait de me terrer dans le silence, d'en vanter ses mérites. De me conforter dans l'inaction. Alors je t'ai écrit. Bien sûr derrière mon téléphone, cet écran de protection, la tâche s'avérerait plus simple. En face, je n'en mènerais sans doute pas large.

Ça n'empêchait pas que je sois morte de trouille.

Réfugiée sous les draps, mes doigts ont tapé le clavier avec frénésie. Je ne m'étais confiée à personne jusque-là, pas même à ma sœur aînée Hayaté pour qui je n'avais aucun secret. Je craignais de paraître ridicule, d'être incomprise, jugée.

Aussi, étant de nature pudique, je haïssais montrer mes faiblesses. J'espérais que tu trouverais les mots. Que tu ne me rejetterais pas, comme ça avait été le cas par le passé. Je n'avais pas besoin d'entendre que je n'étais pas « normale ». Ça aurait été la fois de trop.

C'est ainsi que j'ai débuté mes confidences : « Depuis quelques mois, j'ai la sensation de me détacher de moi-même. Comme si l'on mettait deux disques côte à côte et qu'ils se désemboitaient simultanément. »

L'image n'était pas parlante. J'aurais dû privilégier d'autres comparaisons : les dents de la fourchette qui grincent sur l'assiette, le doigt qui se coince dans une porte, le bruit de la craie qui gratte contre le tableau d'école.

Je peinais à t'expliquer mon ressenti avec une telle justesse que tu ne pourrais qu'accueillir et chérir mon récit. Lui permettre d'exister. Légitimer mes émotions.

Mes propos, bien que vagues et abstraits, ne m'ont pas empêché de poursuivre sur cette lancée. J'ai tenté de t'exprimer la source de mes angoisses. La rudesse de ces derniers mois, durant lesquels j'avais été confrontée à la perte d'un être cher et de mon habileté à rêver pour tout et en tout temps.

J'ignorais que je devrais surmonter ma première crise existentielle, m'inventer un avenir stable, une estime de soi et un sens de l'adaptation à toute épreuve. Je doutais encore moins remettre en question mon extraversion après une pandémie inopinée.

Apprendre à communiquer s'avérait plus complexe qu'en théorie, alors je suis devenue anxieuse. J'allais bien et l'instant d'après, ma mâchoire tremblait. Mon regard divaguait, mon pouls s'accélérait en quête d'une parcelle d'oxygène.

J'ai formulé le malaise indicible que j'éprouvais lorsque mon esprit se déliait de mon corps...

Moment de flottement. Le néant m'aspirait. Il m'arrivait d'oublier qui j'étais. Je me cherchais dans le regard de ceux que j'aimais, mais chaque visage me ramenait vers l'inconnu, m'éloignant davantage du rivage. Je ne voyais plus d'étincelles dans leurs prunelles, la joie de partager un moment ensemble ni même un soupçon d'estime.

Je tombais dans un gouffre sans fond avant de reprendre conscience. Comme si j'ouvrais les yeux sur la réalité pour la toute première fois. Que faisais-je ici ? Qui étaient ces gens qui m'entouraient, riant autour de la table, dansant comme si leur vie en dépendait, commandant machinalement une boisson au drive d'un fast-food ?

Aussitôt : « Je m'appelle Ojee. Cet homme est. Cette femme est. Je suis dans la direction de. J'aimerais exercer dans le domaine de. Ça va aller, ça va aller. »

Ce détachement m'arrivait rarement. À mesure du temps, la situation s'est reproduite. Une fois par mois, toutes les deux semaines. Deux fois par jour. Trois.

Quelle sensation morose que celle d'être une pièce rapportée, de voir son destin se délier, s'échapper de ses propres mains.

Quelles en étaient les causes ? Un manque de sommeil ? Des inquiétudes à répétition ? Une surcharge émotionnelle ?

Était-ce dû au fait que mes proches ne se réjouissaient jamais pour moi ou, du moins, qu'ils semblaient hermétiques à mes réussites ? Qu'ils se forçaient à t'apprécier, à t'intégrer tandis que nos relations se teintaient de non-dits ?

Plusieurs fois j'ai pensé : « Est-ce que j'ai un trouble dissociatif de la personnalité ? Pourquoi chaque jour se faisant semble une épreuve insurmontable, où sourires de façade et tremblements de lèvres font parade ? »

Affaiblissement physique, perte de motivation concrète... N'y voyant plus clair, j'ai peu à peu rassemblé les pièces du puzzle. Saisi l'ampleur de ma solitude, accentuée par le fait que j'avais quitté ma ville natale pour une vie étudiante sans artifices.

Le seul confort que j'y trouvais résidait dans la perspective de repartir à zéro. De me réinventer, me forger une nouvelle identité.

Te quitter pour me retrouver semblait donc l'option la plus judicieuse à ma portée.

La Justesse de tes ÉmotionsWo Geschichten leben. Entdecke jetzt