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Newcastle Upon Tyne, Angleterre
21 novembre 2021
𝓞jee

𝓙e me suis endormie avec l'envie persistante d'écrire notre histoire. Cette idée aurait pu me poursuivre jusqu'à l'aurore si je n'avais pas saisi ma plume « comme je le fais si bien »... Sans la travestir cette fois, l'embellir, la dénaturer ; lui ôter son charme initial qui m'a tant séduite.

J'ai lutté contre un sommeil qui ne viendrait pas, ton pull roulé en boule contre ma poitrine, mes doigts l'agrippant dans un dernier effort. Les mots me brûlaient la langue, mouraient, consumés à petit feu par le silence.

Alors dans l'urgence, sans même prendre le temps d'observer autour de moi, de nourrir mon imagination de détails anodins, j'ai allumé la lampe de chevet et chéri le papier. Un voile s'est posé sur la réalité, plaçant ma mémoire au premier plan.

Je ne voyais plus la pénombre de ma chambre étudiante ni le reflet abstrait que me renvoyait la fenêtre – seulement ces images de toi, ces visions de nous semblables à des hologrammes qui dansaient sous mes yeux ensuqués.

Notre rencontre, survenue sept mois plus tôt, à la mi-avril 2021, n'avait rien d'extravagant : quelques défaillances de transports, un ami qui demande au sien de me raccompagner jusqu'à ma porte.

Jesaïa et moi t'attendions sous un porche, inaugurant les premiers rayons de la saison. Nous rions de ses blagues farfelues, je l'observais se carboniser les poumons avec une grâce hypnotique. Un ciel parsemé surplombait la ville et je pensais déjà à l'arrivée des beaux jours, à la manière dont nous occuperions notre temps libre. Un étrange pressentiment me tiraillait, comme si je devinais que te croiser changerait tous mes plans.

Mes doutes se sont confirmés quand une voiture noire s'est stoppée sur le bas-côté. Aussi artificielle soit-elle, la première pensée qui m'est venue à l'esprit a été : « C'est lui, Ralph ? ».

Même si je ne laissais rien paraître, la déception m'a envahie, trop vite remplacée par une euphorie troublante... En fait, tu ne conduisais pas cette voiture mais celle qui la précédait.

J'ai dégluti, pensé mille incivilités. L'univers semblait s'aligner. Je t'apercevais à peine sous le pare-soleil rabaissé, la visière de ta casquette et les quelques boucles brunes serrées qui en dépassaient.

Suffisamment pour faire battre mon petit cœur.

J'ai ouvert la portière d'une poigne légère, pourtant j'étais tout sauf confiante. Bientôt je soufflerai mes dix-huitième bougies contre toi de trois ans mon aîné. Je ne connaissais rien à la vie, j'avais soif d'expérience et d'adrénaline. Je voulais que la vie soit une fête perpétuelle, célébrer chaque souffle, chaque lien, chaque entrain.

Cependant, pour me protéger de quelques affronts, j'ai tempéré mes émotions. Tu as essuyé mes remerciements quasi inaudibles d'un revers de main et ta nonchalance m'a désarçonnée. Je nous revois, moi rouge de timidité, toi débordant de mystère.

Dans le rétroviseur je cherchais inlassablement ton regard, que je n'arrimais jamais. De dos, sur le siège arrière, je contemplais la naissance de ton cou, ton épaule droite. Plus tard, je découvrirais la finesse de tes traits, la douceur de ta peau laiteuse, contraste harmonieux avec tes yeux noisette. J'apprendrais ce que renfermait ce mètre quatre-vingts... Un cœur empli de bonté.

Mais pour lors, ignorant quoi dire d'approprié, je me contentais d'observer le porte-bonheur de Jesaïa : une boucle d'oreille dorée, en forme de croix, qui s'agitait dans le vide. Elle faisait ressortir le gris anthracite de son trench-coat, lui conférant une certaine prestance.

Je ne prêtais pas ou peu attention à votre conversation, me positionnant en simple observatrice. Un sourire discret ornait mes lèvres. Jesaïa, lui, riait aux éclats.

Il était ton parfait opposé... Ça n'empêchait pas que mon cœur se soit déjà emballé à sa pensée. Il me connaissait sur le bout des doigts, mieux que moi-même pour ainsi dire, mais toi, tu représentais l'inconnu, l'aventure, la passion. Tout ce qui s'éloignait de près ou de loin à mon tempérament calme, raisonnable et réfléchi.

Soudain, le moteur a grondé et je suis revenue à la réalité. Je n'avais pas eu la présence d'esprit de me dire que tu pourrais me mettre en danger. Ce n'était pas le cas et au-delà de ça, je te vouais déjà, sans le savoir, une confiance aveugle.

J'avais eu vent de tes qualités. J'insistais depuis des lustres pour que Jesaïa nous présente, tant que cela tournait presque à l'obsession. Chaque fois, il prétextait que tu ne te retournerais jamais sur quelqu'un comme moi. Qu'entendait-il par là ? Avais-je forcé le destin ou venait-il inexorablement à moi ?

À l'heure où je griffonne ces mots, un tramway me devance. Je franchis les rails à plusieurs mètres du passage piéton et suis quelques passants dans la hâte. Une voiture manque de me percuter, j'en tiens tout juste compte.

Tremblant de tout mon long, j'attends sous les rayons hivernaux. Ici, à Newcastle, la température ne doit pas excéder les cinq degrés.

Il suffirait que tu sois là pour me réchauffer de tes bras... Ça ne sera probablement plus jamais le cas.

Le ver d'acier borde le fleuve. Même si ces paysages ne me disent rien, je t'imagine partout. Je t'écris sur le dos d'une carte postale, dans la marge, près de l'image : celle d'un lac bordé de fleurs dont la surface reflète les lueurs du crépuscule telle une extension enchantée de l'horizon.

Je me souviens d'un moment qui a suivi notre première rencontre, à mille lieues de mon départ de la région des Lothians. Une virée à laquelle nos amis respectifs ont répondu présents, ignorant tous – comme nous – ce qu'il adviendrait de notre histoire.

Je n'ai jamais été aussi heureuse qu'en cet instant où nous étions réunis. Je me sentais reconnaissante, bénie sans croire à la moindre divinité. J'étais persuadée d'une chose : nous méritions le bonheur.

Nous méritions ce soleil plein qui fendait le lac, frappant sur nos peaux écarlates. Nous méritions ces sourires qui barraient nos visages, ces pizzas dégustées à la bonne franquette sur un parking, adossés aux capots de vos amours rutilants. Ces parties de football improvisées au cœur du belvédère, à l'orée du barrage, et ces virées où seules les basses rythmaient nos escapades, la musique battant son plein dans les haut-parleurs.

Jesaïa me disait : « J'aimerais que ce sourire ne quitte jamais ton visage. »

Quelle parenthèse éveillée, n'est-ce pas Ralph ? Des jours et des jours de bonheur, une bulle de sérénité que je ne pouvais me résoudre à percer. Je t'avais dans la peau, te voulais dans mes bras. Ni le passé ni le futur n'existaient – ne comptaient. Ces souvenirs resteraient derrière moi. Dans mon cœur, ils demeuraient l'instant présent.

Paradoxalement, je n'ai pas donné au temps le droit de faire son œuvre. Je me suis laissée porter par ma volonté, par ce feu qui teintait mon quotidien de milliers de couleurs. J'ai envisagé de céder au chemin le plus pernicieux parmi le champ des possibles qui s'offrait à moi. Les risques s'avéraient élevés, les conséquences impitoyables...

Alors j'ai foncé. Qu'importe si, à l'avenir, je m'en mordrais les doigts.

Cette histoire, je l'ai choisie au prix des autres.

La Justesse de tes ÉmotionsWhere stories live. Discover now