Trois

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Newcastle Upon Tyne, Angleterre
28 novembre 2021
𝓞jee

𝓝os rencontres se sont faites plus régulières. Nous nous voyions en douce dans la crainte d'affecter Jesaïa que tu considérais comme ton frère et moi... Mieux vaut ne pas le qualifier, on oscillerait entre ambiguïté et fraternité.

S'il neige ici-bas, à l'époque, l'été approchait. Les corps se déliaient de leurs vêtements, les nuits de fête reprenaient en fanfare. Cette saison s'annonçait comme la meilleure de l'année, la fin d'une ère et le début d'une autre. Celle de mon indépendance tant désirée – une renaissance après ces mois d'inertie marqués par une pandémie mondiale.

Te rappelles-tu, Ralph, du couvre-feu qui nous limitait lorsque nous commencions tout juste à nous fréquenter ? Il rendait chaque minute plus spontanée. Enivrante, exaltante. Tu étais une bouffée d'air frais. Une lumière dans le déluge, ma muse puis mon drame. Mon premier véritable (chagrin d')amour, mon confident comme mon roc.

Tu me rendais vivante.

Un grand philosophe et écrivain français, Jean-Paul Sartre, a dit : « Dans la vie on ne fait pas ce que l'on veut mais on est responsable de ce que l'on est. »

Aux carrefours de nos vies, l'heure vient d'acquérir des responsabilités et de prendre nos propres décisions. Nous n'envisageons jamais l'impact qu'elles peuvent avoir sur notre destin. Certaines nous affectent jusqu'à brouiller notre personnalité, remettre en question nos croyances les plus fondamentales.

Notre amour m'a transporté émotionnellement. Il n'excepte pas aux « mais » ni aux « et si ? ». Alors comme toute histoire, la douleur en a fait partie intégrante lorsque les choses se sont corsées et que, suite à une soirée d'anniversaire plutôt chaotique, nous avons perdu Jesaïa.

Je préfère ne pas m'épancher sur ce qui a été un manque de transparence et de loyauté de ma part. Même si je ne devais rien à notre ami qui a su pour notre relation, je m'en voudrais toujours de lui avoir causé cette peine. Qu'il l'ait appris de cette manière.

Les dommages étaient colossaux. J'avais choisi de les assumer. Des excuses ne suffiraient pas, j'en avais pleinement conscience. Rien n'altérerait ce moment. Nul ne pourrait remonter le temps même avec toute la volonté du monde.

Là figure la preuve que tout échange réside dans son interprétation : si Jesaïa avait espoir que notre amitié évolue, je ne ressentais plus d'ambiguïté de mon côté depuis plusieurs semaines déjà. Ayant trop souffert d'amours à sens unique, je préférais me protéger, le laisser aux conquêtes passagères dont il me parlait.

J'avais eu la naïveté de croire que la situation n'affecterait personne si je ne faisais aucune promesse. Je m'étais plantée sur toute la ligne... Nous avions dû nous reconstruire après cela.

L'amitié, lorsque l'amour s'en mêle, est un souffle puissant de rancœur et de colère.

Cet événement traumatique est sans conteste à l'origine de mon amnésie partielle. Je serais incapable d'affirmer, huit mois après, m'en être remise complètement. J'avance pas à pas, au jour le jour, en m'efforçant d'inspirer assez.

Si je réécris notre histoire aujourd'hui, Ralph, c'est pour empêcher qu'elle ne sombre dans l'oubli. Pour que la plus infime seconde passée en ta compagnie imprègne le papier et y reste gravée durant des décennies.

Je souhaite en tirer le positif. Défier ma mémoire qui omet, me contraint à oublier.

Toute ma vie durant, j'ai entendu dire que les souvenirs ne s'effacent pas. Qu'au contraire, c'est la douleur qui les ravive qui finit par s'atténuer.

Je veux que la passion vive à nouveau, qu'elle fasse palpiter nos cœurs endurcis, abîmés par nos attentes, déchirés par nos modes de vie et caractères divergents.

Tu ne t'en rendais pas compte, mais tout ou presque nous séparait. Tu as grandi en tant qu'enfant unique, j'étais constamment entourée. Notre amour m'a rendue égoïste avec ceux qui comptaient le plus.

Sociable et débrouillarde, je vénérais l'être humain malgré ses vices et ses coups bas ; tu l'avais en ligne de mire, le haïssait de toute ton âme, comptant sur lui pour t'épanouir.

Quel drôle de paradoxe quand j'y pense.

Nous nous accordions nos temps libres sans craindre de négliger le reste. À tout juste la vingtaine, il m'était inconcevable que mon quotidien se résume ainsi : à des week-ends planifiés à l'heure près, des au revoir toujours plus douloureux. Au silence et aux non-dits causés par la distance, à une rancœur qui s'accumule et conduit au pire – à un chagrin bien plus destructeur que celui auquel je nous ai confrontés.

Ce n'est pas ta faute si je n'ai pas su rester moi-même, fidèle à mes valeurs et mes principes. Je ne t'en veux pas. C'est contre moi que je suis en colère. Je pensais être honnête... Mais la vérité est bien plus difficile à admettre qu'une série de mensonges calculés, surtout quand on œuvre dans notre intérêt.

Pour dire vrai, tout ce qu'on croit être, tout ce qu'on pense faire n'est que leurre et représentation. Ces illusions sont faussées par notre volonté d'agir correctement. D'être « quelqu'un de bien » et d'être perçu comme tel.

Je l'ai compris en regardant quelques photos, en les comparant à des cadeaux empoisonnés. On les capture afin de conserver le souvenir d'un moment, d'un lieu, d'une rencontre, d'un état d'esprit. Lorsqu'on traverse une passe difficile, il suffit de les ressortir de leur boîte pour en retrouver la magie.

Puis au fil du temps, on découvre le regret, l'amertume, la nostalgie. On se rappelle qui on était avant tel événement, avant de prendre telle décision. Des changements bénins s'opèrent.

« Tiens, mes cheveux étaient longs à cette époque. »

« Je portais mon rouge à lèvres fétiche. »

« Oh, je n'ai pas mis cette tenue depuis une éternité, elle me faisait me sentir si confiante. »

On ressort la tenue, le rouge à lèvres. On opte pour une autre coupe, mais on ne capte plus cette même dynamique, ce même élan d'antan. Que s'est-il passé ? On a perdu notre punch, se peut-il qu'on ne le regagne jamais ?

Ce que j'avais l'air insouciante... Invincible. Le monde semblait à mes pieds et il me suffisait de le demander. De claquer des doigts pour l'obtenir en un rien de temps. Je me préoccupais d'idioties, de faits anodins. J'aurais dû le savoir, savourer chaque instant sans me plaindre.

En sera-t-il de même pour l'avenir ? Notre avenir, Ralph ? Dans dix ans, lorsque je reverrai ces photographies pleines d'amour, reflétant mille doutes et insécurités, mille joies aussi précieuses que fugaces, regretterais-je de m'être apitoyée sur mon sort ? De ne pas avoir su relativiser ?

La Justesse de tes ÉmotionsWhere stories live. Discover now