Cinq

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Newcastle Upon Tyne, Angleterre
26 décembre 2021
𝓡alph § 𝓞jee

𝓒adette d'une fratrie de quatre enfants, j'ai grandi en m'efforçant de faire de mon mieux. En m'adaptant à mon entourage, en prenant des pincettes selon le comportement et le caractère de chacun. Sans cesse des remises en question : suis-je assez ? Quel aspect de moi-même devrais-je améliorer ?

Ces réflexions t'ont empoisonné le cerveau à mesure que tu prenais conscience de tes besoins et de tes limites. Or, tu continuais à t'effacer derrière ceux des autres.

Voilà tout l'enjeu... J'ai toujours attendu leur approbation sans même leur exprimer. Je tente de la déceler à travers un regard, des gestes, une réaction.

Sans succès.

On ne te dit pas donc tu déduis. On ne considère pas tes ressentis donc tu les façonne selon leurs attentes.

Il y a un véritable mal-être au-delà de ces faux-semblants. Prétendre qu'on est heureux, qu'on sait qui on est et où l'on va est facile quand on a peu d'années derrière soi.

Seulement, lorsqu'on grandit, qu'on réalise l'impact de nos paroles, de nos actes ou de nos choix, de leurs conséquences parfois irrémédiables sur le long terme, alors il est plus complexe d'affirmer être en harmonie avec soi-même, en particulier quand ça concerne nos rêves et nos projections.

Même si on ne réfléchit pas comme les autres, on préserve l'espoir un temps avant de tirer un trait sur ce qui nous anime véritablement.

Pour cause ? On a échoué là où on était sûr de réussir, perdu des amis qui n'en étaient pas. On a connu le premier amour, celui qu'on dépeint comme innocent et sujet à la découverte – de soi, de l'autre, du monde qui nous entoure. Une passion que tous idéalisent, mais omettent de dire que sans soutien extérieur, il faillit.

On finit par cacher, dissimuler, se taire. Et en se taisant, le silence nous réduit à la solitude. Irrémédiablement, si on se soucie et on se construit à partir du regard d'autrui, on perd du lien – une complicité, des confidences, des éclats de rire... De la spontanéité. On en vient à douter de nous-même, de nos capacités.

Pourquoi cela vous impacte-t-il autant ?

Pourquoi développons-nous de l'anxiété ?

Pourquoi êtes-vous incapables de regarder dans les yeux ? De contredire, penser à haute voix, rire naturellement ?

Pourquoi notre gorge se serre-t-elle quand nos yeux papillonnent, ne trouvent aucun repère ?

Comment redevenir ce qu'on était sans recette miracle, sans justification valable si ce n'est celle de nos émotions, aussi aléatoires qu'ingérables ?

C'est le décrochage qui s'ensuit qui bouleverse tous nos sens... Une totale déconnexion avec la réalité.

On appelle ça la déréalisation. « Une forme de trouble dissociatif qui consiste en une expérience prolongée ou récurrente de détachement (dissociation) de son propre corps ou de son fonctionnement mental ».*

On n'éprouve plus seulement la sensation d'observer notre vie de l'extérieur, tel un figurant derrière son rideau rouge. On ne souffre plus seulement de dépersonnalisation, on se détache aussi de notre environnement.

« Souvent déclenchés par un stress sévère [...], les symptômes sont généralement épisodiques et augmentent et décroissent en intensité. Ces épisodes peuvent durer seulement quelques heures à quelques jours ou des semaines, des mois ou parfois des années. »

Personne qui nous comprend, qui cherche à nous comprendre. Le corps et l'esprit engourdis, quasi impassible d'apparence mais retourné de l'intérieur. Face au miroir, l'impression de se découvrir pour la toute première fois, d'être distinct de l'image qu'on renvoie – étranger à soi-même, incapable de décrire les émotions qui nous traversent à cet instant-là.

L'alexithymie. Elle entraîne parfois une perte de mémoire temporaire. Certains comparent cette déconnexion à « un rêve ou un brouillard, comme si un mur de verre ou un voile les séparait de leur environnement. Le monde semble sans vie, incolore ou artificiel. »*

L'attention générale se concentre sur nos failles, notre « bizarrerie ». On n'est pas à la hauteur. On pense trop, on réfléchit trop, on accorde trop de crédit à des faits sans importance. On devrait se détacher de tout et de tout le monde, ne pas laisser quoi que ce soit nous affecter. S'endurcir. Devenir méchant ? Se renfermer sur soi-même ?

Les réponses ne sont plus si évidentes et on en vient même à se demander si l'on n'aurait pas besoin d'une aide extérieure.

La vulnérabilité fait peur, d'autant qu'elle ne s'apparente pas à un tremplin de créativité ou une bonne dose d'empathie.

« Ce n'est pas une fin en soi, il faut relativiser à tout prix. »

Mais ce n'est pas dans l'ordre des choses non plus, ce n'est pas censé se compliquer aussi vite.

Celles et ceux dont on choisit, à contrecœur, de s'éloigner pour conserver une paix intérieure croient qu'il s'agit d'une décision facile. D'une décision qu'on ne regrette pas. Évidemment, le cœur et l'ego blessé parlent. En vérité, on ne voudrait les voir souffrir pour rien au monde, encore moins par notre faute.

Melosa avait raison, ce n'est pas aussi simple que ça en a l'air. Tout n'est qu'une question de choix. Je ne regrette pas les miens, je regrette l'ampleur que ces situations ont prise. J'aurais préféré ne pas souffrir et vous épargner aussi. Que les liens se délient progressivement. J'aurais voulu entendre d'autres récits, savoir que je ne suis pas seule, comprendre ce qui fait qu'on en arrive là.

Il y a des matins où je me réveille et où la peine est écrasante. Je remarque que je suis mal barrée, après tout j'ai seulement dix-huit ans. La vérité pure et cassante, on la tait à tout bout de champ – sous la honte généralement.

*

Source de mes recherches concernant le trouble de dépersonnalisation-déréalisation : LE MANUEL MSD, version pour professionnels de la santé.

La Justesse de tes ÉmotionsWhere stories live. Discover now