Chapitre 1 : L'Épreuve du Trône

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Ils débarquent dans ma chambre comme une meute de loups affamés. Mes domestiques.

Je suis assise sur mon lit, fixant la porte avec terreur depuis le lever du soleil. Le sang... le sang m'a empêché de dormir. 
- Mademoiselle ? Nous devons vous préparer.

Je lève mes yeux bouffis vers une des centaines de personnes employées dans ce château et lui fait un bref signe de tête. La torture peut commencer.

J'ai l'impression de me noyer dans une mare de dentelle. Ils posent une robe verte sur mes épaules. Je gémis quand elle retombe mais ils n'y font pas attention....

Tandis que trois jeunes femmes s'affairent sur mes cheveux sombres, deux autres font noircir mes yeux et rosir mes lèvres à l'aide de maquillage. D'autres vont chercher des bijoux ou chaussures. Ils savent tous exactement où ils doivent aller, ce qu'ils doivent faire. Oui, tous. Sauf moi.

- Mademoiselle ? C'est terminé.

Un homme s'incline devant moi avant de me pousser devant un immense miroir. Tout ce que j'y vois, c'est une jeune fille enterrée sous sa robe et ses bijoux, le visage disparu sous des couches de maquillage. Cette fille, dans le miroir... ça ne peut pas être moi. Je souris faussement :

- Merci beaucoup.

- Bonne chance pour l'Epreuve Mademoiselle. Vous êtes splendide.

Je lui souris encore une fois et il sort, puis je me laisse tomber sur mon lit. Tout va beaucoup trop vite... On m'entraîne à cette épreuve depuis que j'ai une dizaine d'années, et pourtant... je ne serais sûrement jamais prête.

Un grincement me fait sursauter : la porte s'entrouvre, et mon fiancé, Alexandre, se glisse dans l'embrasure. Sans réfléchir, je me jette contre son torse. Il plonge ses yeux d'ambre dans les miens, me faisant relever la tête vers lui :

- Tout ira bien.

Il semble si confiant. Il croit en moi de toute sa naïveté.

- Je n'en suis pas capable.

- Vous avez tort. Vous avez tort de penser ça. Vous avez réussi à me rendre heureux, vous arriverez à faire de même avec tout le royaume.

Je recule. Il garde un air sérieux, mais ses yeux brillent, aimants. Je ne peux pas le décevoir. Pourtant j'ai si peur.

- Si vous n'avez pas confiance en vous, je vous demande d'avoir confiance en moi.

Avoir confiance... Tout va se jouer dans quelques minutes. J'irai m'asseoir sur le Trône Royal, celui sur-lequel les rois et reines des siècles passés ont vécu leurs règnes. Je suis fille unique, et donc la seule à pouvoir prétendre au titre. Selon l'une des trop nombreuses Lois du Trône, seule l'enfant aîné peut prétendre monter sur le Trône. Si le Trône m'accepte, je serai digne de diriger le royaume de Valandia, sinon .... je serai expulsée du Trône, et tuée par les Valandiens qui me jugeront possédée par un démon, un démon qui hante les cauchemars des enfants depuis des siècles. Celui de la Reine du Peuple.

Ce fantôme serait, selon la légende, celui de la princesse la plus aimée de l'histoire du royaume, mais aussi la première à avoir échoué à cette épreuve. Elle aidait les pauvres, fournissait de la nourriture aux affamés. Mais le jour de l'Épreuve, à ses seize ans, le Trône l'a rejetée, nul n'a su pourquoi... Elle est morte sous les coups des villageois révoltés qui l'ont considérée comme une traîtresse, indigne d'être reine. Avant de mourir, elle a promis que la trahison du peuple ne restera pas impunie, et qu'une élue par millénaire vivrait le même sort qu'elle. Ejectée. Frappée. Tuée. Alexandre me tire de mes pensées :

- Jade ! Vous tremblez, tout va bien ?

Avant que j'aie le temps de répondre, il me tire et je me blottis au creux de ses bras. Je sais que je devrais ressentir de la peur ou de l'excitation, mais je crois que j'ai juste envie que ce moment fasse partie de mon passé. Je ne suis pas prête à assumer chaque problème de mon pays, pas prête pour devenir reine !


Je n'ai pas peur de la malédiction, car l'élue du millénaire a déjà été choisie il y a six cents ans. Et depuis toujours, il n'y a qu'une élue, une seule, par millénaire. Si je suis éjectée, ce sera simplement à cause de mes erreurs, d'une chose que j'ai faite dans le passé, où d'un cœur trop noir. Je serai l'unique responsable si le Trône ne m'accepte pas.
Comme s'il lisait dans mes pensées, Alexandre s'éloigne un peu de moi, et soulève mon menton pour que je rencontre ses yeux, espiègles comme ceux d'un enfant :

-Et je peux vous donner une bonne raison de passer cette Épreuve. Ma demande en mariage.

Évidemment. Comme le veut la tradition. Après l'Epreuve, la demande en mariage royal. Si je suis toujours en état d'accepter et que mes membres ne tapissent pas le balcon. Je me force à lui sourire.

Pendant un instant, je me noie dans ses yeux et me dit qu'il a raison et que je peux le faire. Puis l'angoisse reprend sa place dominante, son trône indestructible. Je pense aux nombreux jeunes qui ont subi cette épreuve génération après génération, toujours le jour de leurs seize ans, comme moi.

Je me demande si eux aussi se sentaient troublés, ou s'ils avaient tellement confiance qu'il n'y avait aucune trace d'anxiété sur leurs visages lorsqu'ils se sont assis sur le siège qui déciderait de leur avenir... La porte s'entrouvre une énième fois, et c'est la barbe grisonnante de mon père qui m'apparaît :

- Il est temps d'y aller.

Cette phrase me fait l'effet d'une claque. L'instant que j'ai redouté durant toute ma vie est sur le point de s'accomplir. Je me lève, anxieuse. Je traverse pas à pas le château pour me rendre sur le balcon du palais, où le Trône a été placé, pour que tout le monde puisse assister à l'événement. Le début d'un nouveau règne ou l'explosion d'une princesse. Dans les deux cas, très divertissant.

Alexandre me presse doucement la main en guise de réconfort. Nous montons une à une les marches qui mènent au balcon.

Notre arrivée est saluée par des applaudissements. Mon père rejoint ma mère sur un sofa en velours blanc. Ils sourient et saluent la foule. Ils ont l'air beaucoup plus à l'aise que moi, qui reste figée en balayant du regard les centaines de personnes qui nous acclament. Pourquoi acclament-t-ils ? Je jette un œil à Alexandre, mais il ne semble pas être gêné du nombre de gens qui nous observent :

- Souris ! ; me glisse-t-il à travers son sourire forcé.

Je m'exécute, mais ce que je fais ressemble plus à une grimace qu'à autre chose.

Mon père prend la parole, s'adressant de sa voix rauque à toutes les personnes attroupées sous le balcon :

- Aujourd'hui est le jour où ma fille montera sur le Trône. Je souhaite qu'elle vous aime et vous chérisse comme ses propres enfants, et que vous soyez toujours satisfaits de ses choix. Peuple de Valandia, le Trône va désormais la juger.

Il me fait signe d'avancer. J'applique une légère pression sur les doigts de mon fiancé, avant de les lâcher. Je suis maintenant complètement seule face à l'imposant siège d'or et de rubis. Dès que je me serai assise, le royaume tout entier sera sous mon pouvoir. Ou bien je serais morte. Et je ne sais absolument pas ce que je préférerais.

Je n'ai ni la maturité, ni la sagesse pour diriger un peuple, mais je n'ai pas le choix. Je me laisse tomber lourdement sur le Trône... puis une douleur atroce me déchire lorsque je suis éjectée dans une lumière dorée. Je tombe du balcon pendant de longues secondes, et seul un sifflement répond à mes questions : pourquoi ?

Je percute le sol, une quinzaine de mètres plus bas. Du sang me brouille la vue et j'entends des cris de surprise et d'indignation. C'est fini. J'ai été éjectée.

Chaque partie de mon corps est imprégnée d'une douleur insoutenable. J'entends un hurlement effrayant. Mais c'est moi qui hurle.

J'ail'impression d'être en feu, et je ne parviens plus à respirer. J'ai mal,tellement mal. Je veux... j'ai besoin que quelqu'un mette fin à tout ça. Que quelqu'un me tue ! Les villageois vont bientôt accourir pour m'achever. Dans quelques instants, tout sera terminé. Ma vue se brouille et les ténèbres m'engloutissent. Bientôt... bientôt,je serai morte.    

Valandia. T1_MauditeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant