Chapitre 15 : La pierre

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Il faut que je brise la pierre. Je suis la seule à pouvoir le faire. Je n’ai pas le choix, il faut que je sauve le royaume. Mais… si je le fais, je serai obligée de dire à mon ami qui je suis vraiment… mon secret, mes origines, ma vie passée seront révélés aux yeux d’Oren. Peut-être qu’il me bannira du camp. Peut-être même qu’il me tuera, ayant peur pour son clan, sa famille. Je suis la mort assurée si des soldats nous surprennent. Mais ma vie ne vaut rien face à celles de centaines d’innocents qui périront si je ne fais rien.
Je respire avec difficulté. Je dois être pâle, car Oren pose sa main sur mon épaule :
- Jade, tout va bien ? Ecoute, on dit que la princesse a échappé aux villageois et qu’elle est encore en vie. Même si on doit parcourir tout Valandia pour la trouver, on y arrivera.
- Inutile de parcourir Valandia.
Je chasse sa main, et fixe ses yeux. Son regard interrogateur et attentionné me déstabilise encore plus. J’imagine son regard dur et froid dès que je lui aurai révélé qui je suis vraiment, et quel sang coule dans mes veines. Le sang de la princesse. Le sang de la traîtresse, de celle qui leur a caché ses origines.
Je chasse cette pensée de mon esprit, ne pouvant me résoudre à être sa pire ennemie dans quelque instant. Une fille à qui il a fait confiance, et qui pourtant met sans le vouloir celles qu’il considère comme ses sœurs en danger de mort …
- Jade, de quoi tu parles ?
- La princesse… Je la connais. Et je sais où elle est.
Je la connais même un peu trop.
- Mais c’est merveilleux ! Et où est-elle ?
S’il apprend qu’il a hébergé pendant plusieurs mois une princesse déchue, je ne sais pas de quoi il serait capable. Je ne sais pas de quoi sont capables les gens qui ont peur.
Je prends mon inspiration. Je veux faire une phrase claire et concise, qui explique tout en quelques mots. J’en ai déjà trop dit. Et c’est le seul moyen de sauver Valandia. Mais à la pensée du sentiment de trahison que tout le clan va éprouver, alors qu’ils m’ont sauvé la vie, et que je leur ai caché le plus important à propos de ma vie passé, un sentiment de colère m’envahit, sûrement contre moi-même, mais aussi contre ce monde qui m’a infligé tout ça :
- Sous tes yeux. Elle est sous tes yeux, Oren. Et elle vit avec toi depuis des mois.
Sa voix est blanche quand il répond :
- Quoi ?
- Je suis celle recherchée dans tout le royaume, celle qui a été sauvée par une inconnue après avoir été éjectée du Trône, celle que vous avez accueillie, sans savoir que vous risquiez vos vies par ce geste. Celle qui vous a menti. Celle qui est désolée. Je suis Jade, princesse de Valandia.
Après un léger temps, je rajoute :
- Et ta sœur est au courant.
Il semble se demander quelques instants si tout ceci n’est pas qu’une immense plaisanterie, mais mon regard sombre lui prouve le contraire. Il ne me regarde plus de la même manière, comme je m’y étais attendue. Tellement d’émotions passent dans ses yeux … Il semble se demander laquelle choisir. Mais quand enfin il se décide, ce n’est pas de la peur, de la haine ou même du dégout que je lis dans son regard, c’est plutôt de la curiosité :
- La… princesse ? Cette fille qui confond les violettes et les aconites, qui a pitié des lapins, qui est prête à s’introduire en douce dans le palais pour sauver des milliers d’inconnus, qui se fait accueillir par un bain de sang mais reste quand même ?
- Il faut croire…
- Tu es tellement … différente de ce que j’imaginais. Moins sérieuse. Plus ouverte. Moins fragile. Plus attentionnée.
Il  n’a pas du tout réagi comme je l’imaginais :
- Tu n’as pas … peur ? Je suis un danger pour toi et les autres du clan ! Si les soldats découvrent que vous m’hébergez, ils…
Il m’interrompt :
- Nous tueront, je sais. Mais nous sommes des Méridians. Nous ne vivons pas, nous survivons. Si les soldats nous trouvent, même si tu n’es pas avec nous, c’est la mort qui nous attend, à cause de notre … différence.
- Je ne comprends pas… Vous risquez votre vie à chaque instant, et je suis juste un danger de plus pour vous…mais tu veux que je reste avec vous ?
- Oui. Je ne te considère pas comme un « danger de plus », je te trouve plutôt … passionnante.
Il ajoute ceci avec un sourire complice. Nous nous remémorons tous les deux l’instant où j’ai appris qui il était vraiment. Perdue dans mes souvenirs, je mets du temps pour me rendre compte qu’il a reposé sa main sur mon épaule. Cette fois, je ne le repousse pas :
- Jade, tu es l’unique espoir du royaume. Toi seule peux briser Owo Ina.
- Je crois qu’il est temps.
Je prends la pierre dans ma main. La petite voix qui en sort est toujours aussi étouffante. Je l’approche de mon oreille:
« Le sang. Le sang de l’héritière doit couler : c’est le seul moyen pour qu’elle puisse me briser. »
Je jette un regard vers Oren et lui résume les ordres du galet. Son regard s’assombrit :
- Owo Ina ne peut être brisée que par un descendant de la Reine du Peuple, et elle a plusieurs siècles. A mon avis, elle a été créée par la Reine du Peuple elle-même. Elle te demandera sûrement beaucoup de sacrifices avant de pouvoir la détruire.


Il me tend son poignard, que je prends sans trembler. J’approche sa lame de ma peau salie par la terre et hésite un instant. Puis j’enfonce sa pointe dans mon avant-bras. Quelques gouttes de sang perlent à la surface de l’entaille. Je me penche sur la pierre et étale mon sang sur la surface turquoise. Les gouttes roulent quelques instants avant d’être absorbées par le minéral. Celui-ci se teint aussitôt d’une couleur écarlate : il s’est nourri de mon sang. La voix a reprise, plus fort mais aussi plus diabolique, plus humaine.
« Le sang a coulé,
je peux tout révéler… Brise-moi. »
La voix se fait de plus en plus inquiétante, de moins en moins lointaine. J’ai l’impression qu’elle résonne à l’intérieur de mon crâne. Mais Owo Ina parle une dernière fois, dit une dernière chose. Une chose qui a de l’importance :
« Il y a cependant peut-être une chose que tu dois savoir.
Détruis-moi. Tu mourras. »
Un rire est sorti de la pierre. Comme un présage de mort. J’ai levé les yeux vers Oren. Il me fixait, la tête légèrement inclinée, comme pour me poser une question muette. Il n’avait pas entendu. Alors j’ai fait comme si de rien n’était. Mais ça n’a pas marché, je m’en suis rendue compte lorsque le regard d’Oren s’est posé sur moi en même temps que son bras :
- Tout va bien ?
- Oui. Je crois qu’il est temps que je brise la pierre.
- Tu ne m’auras pas.
Une sueur froide me parcourt soudainement le dos, sans que je ne comprenne pourquoi. Ma voix se fait plus tremblante :
- De… de quoi tu parles ?
Il serre la mâchoire et ses pupilles me sondent, à la recherche de la moindre information :
- Tu crois que je ne sais pas ?
Sa poigne s’est resserrée sur mon bras.
- Oren, je…
- S’il te plaît, ne me mens pas.
Son ton est presque suppliant :
- Que t’as dit Owo Ina ?

Je baisse la tête et garde le silence. J’ai l’impression stupide d’essayer de lui cacher la vérité alors qu’il semble déjà tout savoir. Mais quand sa voix retentit de nouveau, je ne peux pas m’empêcher de plonger mon regard dans le sien :
- Tu crois que je n’ai jamais vu ces yeux ?
Son ton devient plus dur, moins suppliant.
- Je les connais. Beaucoup trop. Ce sont les yeux de ceux qui savent qu’ils sont condamnés.
- Comment ?
- Réponds-moi. Que t’as dit cette pierre ?
Ses pupilles sont redevenues inquiètes et terrifiées.
- Que j’allais mourir. Si je la brisais.
Il m’a lâchée et ses yeux se sont posés sur le sol :
- Tu ne peux pas le faire.
- De quoi tu parles ?
- Tu ne peux pas briser la pierre !
Ses yeux brillaient d’une lueur que je n’avais jamais vue, mais qui semblait avoir toujours été là, un peu comme un feu mort qu’on aurait rallumé subitement.
- Tu crois vraiment que j’ai le choix ?
Mon ton était peut-être plus agressif que je ne l’aurais voulu, mais c’est notre seule option. Oren semblait perdu, indécis :
- Il y a forcément un moyen, quelque chose ! Tu ne peux pas mourir.
- Cette pierre nous offre une chance, une seule. Tu crois vraiment que je vais la laisser passer pour sauver ma vie ?
- On croirait entendre Elia…
- C’est un compliment ?
- Dans ce cas ? Non. Vous avez un sens du sacrifice beaucoup trop développé.
- Oren. Je sais que tu aurais fait exactement la même chose que moi.
Il ne répond pas. J’ai raison. Je me lève et jette sur lui un regard que j’espère doux :
- Merci. Vous m’avez sauvée, vous m’avez acceptée, vous m’avez rassurée. Je vous serai toujours reconnaissante.
Mes doigts se resserrent sur le galet. Et il explose.

Valandia. T1_MauditeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant