Chapitre 8 : Les têtes

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La réponse d'Isis fut sèche et sans appel :

- C'est impossible.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il n'y avait qu'une seule personne capable de prédire l'avenir, et que c'était ma petite sœur. Ce que tu dis revient à dire qu'elle aurait collaboré avec ce monstre qu'on appelle le Maître. Penses-tu qu'Awena en aurait été capable ?

Un doute me traverse l'esprit mais je le chasse aussitôt. Non. Evidemment, ce n'est pas elle.

Mais qui alors ?

- Ça pourrait être un autre Méridian de la voyance.

- Non. Il n'y a qu'un seul Méridian par esprit et par génération. L'actuel Méridian de la voyance est un enfant de quelques mois.

- Mais alors... comment ?

La détresse filtre dans ma voix, et je ferme aussitôt la bouche. J'ai honte. J'ai honte de me plaindre alors que... que je n'ai jamais eu faim, ou que je n'ai jamais eu à dormir dans la rue.
-Ça ne sert à rien de te tourmenter. C'était sûrement un hasard.

J'ai beau hocher la tête, je ne crois pas au hasard.

- Il faut qu'on sorte du village, maintenant.

- Est-ce qu'on pourrait... aller voir le palais de plus près, d'abord ?

- Tu me fais vraiment prendre des risques insensés !

Mais elle sourit :

- Quoique, je pense que je les aurais pris même si tu n'étais pas là. J'ai envie de voir de quoi ça à l'air maintenant.

Portes fermées. Deux rangées de garde. Des têtes au bout de piques. D'immenses affiches du Maîtres sur les façades. Voilà de quoi ça a l'air maintenant.

Je reste muette d'effroi, et les têtes coupées exposées au bout des lances y sont pour beaucoup. Certaines de ces têtes semblaient appartenir à des enfants. D'autres encore sont dans un tel état de décomposition qu'il est impossible d'en déduire quoi que ce soit. Sur les bouts de bois sont affichés les crimes commis par les coupables. « Vol de deux œufs. » « Insulte à un soldat » « Bousculade d'un soldat. » « Possession de réserves de nourriture cachées. »
Je déglutis difficilement. Tous ces pauvres gens n'avaient rien fait. Je me tourne vers Isis, prise d'un furieux doute :

- Isis. D'accord, il y avait déjà la faim à mon époque, mais je t'en supplie, dit-moi que... que les gens n'étaient pas condamnés pour ça !

Ses yeux sont rouges mais elle secoue la tête :

- Non. Avant, seul le meurtre était puni de mort. Avant... avant les gosses ne crevaient pas pour avoir bousculé un salaud.

La rage vibre dans sa voix et elle fait demi-tour à pas précipités. Surprise, je la suis. Je sens bien les gens tourner la tête vers nous lors de notre passage. Mais nous continuons. Les rues du village font bientôt place aux champs, et nous nous dirigeons vers la forêt. Je m'efforce de rattraper Isis mais mon cœur semble vouloir sortir de ma poitrine. Elle ne s'arrête que lorsque nous nous retrouvons protégées sous l'ombre des arbres. Elle respire profondément, et je m'approche d'elle, crachant presque mes poumons :

- Qu'est...qu'est-ce qui... t'as pris ?

- Le village sentait la mort. Je ne pouvais pas rester là, à contempler ces têtes. Je ne pouvais pas faire semblant de trouver ça normal ! Jade... Il faut qu'on trouve un moyen de les aider.

Et elle reprend sa marche. Je médite ses paroles sur le chemin du retour. Ces gens la traitent comme une bête, la traquent et veulent sa mort, étaient heureux quand sa sœur a été exécutée. Et pourtant elle veut les aider, prend comme un devoir de sauver leurs peaux et celles de leurs enfants. Les légendes peuvent dire ce qu'elles veulent, la personne qui marche devant moi est absolument merveilleuse.

Le soleil se couche et je fais de même, Isis à mes côtés. Les têtes coupées s'impriment derrière mes paupières chaque fois que je ferme les yeux. Je lâche un soupir :

- Plus jamais Valandia ne retrouvera son humeur de joie et de paix...

Un grognement méprisant monte de la gorge d'Isis.

- Quoi ?

- C'est sûr que, depuis ta tour, tu ne voyais que le bonheur et la paix. Moi ce que je voyais, c'était ces orphelins qui crevaient dans la rue, ces soldats en armure brillante qui nous dépouillaient quand l'envie leur en prenait, et tous ces gens qui voulait la mort de mes frères et sœurs.

- Ce n'est pas vrai. La paix régnait et les gens étaient heureux.

- Les gens ? Les bouffons de dentelle, ceux-là sont heureux !

- Tu m'en veux, pas vrai ?

- T'en vouloir ? Pour quoi ?

- Pour avoir eu la vie facile. Une de ces grandes dames aux jupons bouffants.

- Peut-être.

- Je te jure que j'aurais tout fait pour changer ça, si j'avais su. Et si j'avais été acceptée reine. Au lieu de me faire jeter du balcon et de m'écraser quinze mètres plus bas.


Elle pouffe, pour la première fois depuis que nous sommes rentrées :

- Peut-être que ce n'est pas si facile d'être princesse, finalement.

Elle me prend doucement la main, avant de la presser :

- Et je sais Jade, je sais que tu aurais fait une merveilleuse reine.

- D'ailleurs... Isis ? Pourquoi tu ne m'as pas reconnue

- Quoi ?

- Quand je suis arrivée. Tu ne m'avais jamais vue avant ? Je veux dire... je paradais souvent... et j'étais partout... et...

- Personne ne peut te reconnaître.

Je la regarde interloquée.

- Jade. Tout ce que tu étais, c'était une gamine noyée dans ses robes et couverte de peinture, qui vivait dans ce monde de pourris où un titre définit qui tu es.

- C'est faux. Mon monde n'était pas comme ça.

- Oh si, il l'était. Regarde-toi maintenant.

Elle prend ma main.

- Tu as même de la terre sous les ongles. Une honte n'est-ce pas ?

- Isis... qu'est ce qui t'arrive ?

- Tu as vu comme moi ce qui se passe au village. La vie est de plus en plus dure pour les pauvres, et de plus en plus simple pour les riches. Tu crois vraiment que les têtes appartenaient à des nobles ? Non. Elles appartenaient à ceux qui vivent dans la boue. Quant à nous, les Méridians, nous sommes condamnés à être traqués. Pour toujours. Juste des bêtes. Rien que des bêtes.

- Il n'y a pas de différence entre ton monde et le mien. Regarde-nous. Chacun a peur de ce qu'il ne connaît pas.

Elle sourit.

- Je suis contente que tu aies lâché ton monde.

- Je n'ai pas vraiment eu le choix.

- Je préfère penser que si.

Puis elle s'allonge contre moi et je trouve le sommeil, pour la première fois depuis plus de deux semaines.

Valandia. T1_MauditeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant