Chapitre 18 : Le fil

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Elle descend gracieusement de sa monture surprenante, tandis que tous les animaux se dispersent et qu’elle les remercie. Puis se précipite vers nous. Vers moi surtout :
- Tu y es allée.

Son ton est plus dur et froid, et ses yeux sombres me paraissent alors terrifiants :
- Tu n’imagines même pas à quel point j’étais inquiète ! Nous vous cherchons depuis l’au…

Elle stoppe  brusquement sa course, fixant d’un air horrifié la mare de sang séché qui nous entoure, le bandage improvisé d’Oren et moi, couchée sur le sol, agonisante :
- M… Mais que vous est-t-il arrivé ?

L’effroi qui se lit dans ses yeux me pétrifie. Je ne l’avais jamais vue ainsi. J’aimerais répondre, mais la douleur m’a coupé la parole. Les seuls sons dont je suis désormais capable sont des râles de souffrance. Et les seules pensées des suppliques à la mort.

Oren prend la parole :
- Jade a été empoisonnée. Il faut trouver Lory immédiatement, où elle mourra ! Elle sait que tout le groupe est Méridian. Et je sais qui elle est. Je veux dire qui elle est vraiment.
Isis plonge la main dans une de ses poches, et fouille frénétiquement :
- Lory avait prévu ce genre de chose. Elle m’a donné un flacon rempli d’eau. Et elle a transmis ses pouvoirs à cette eau. Ça guérit tout. Normalement.

Elle le sort enfin et Oren se jette presque dessus. Je vois la réalité comme à travers un nuage. Comme si je l’avais déjà quittée.

Il se précipite sur moi et soutient ma tête, avant de verser un liquide gelé entre mes lèvres. Je ne ressens rien à part cette douleur qui atteint doucement mon cou. Et peu à peu le monde s’éteint.


- Mais pourquoi ça n’a pas marché ?
Les cris déchirés d’Oren résonnent dans la clairière. La voix de sa sœur me parvient aussi, étouffée :
- C’était trop tard…
- On arrive toujours trop tard.

Enfin mes yeux s’ouvrent. Oren est debout, Isis assise, adossée à un arbre, la tête entre les mains. Aucun des deux ne me regarde. Je tente de parler mais ma gorge s’y oppose.
- Maintenant elle est morte.
- Il faut vraiment qu’on arrête de se mêler aux autres. Tout ce qu’on apporte c’est la mort. La désolation. La peur. La tri…

- Sans vouloir te contredire, je suis vivante. Enfin je crois.

Enfin ma voix est sortie. Isis relève la tête et se rue vers moi. Avant de me serrer à m’étouffer, riant dans ses larmes :
- Ne nous fait plus jamais ça.
- C’était pas tellement volontaire.

Je souris. Parce que je vis. Parce que je n’ai plus mal. Parce que ça a marché.
Oren s’accroupit derrière moi. Il me fixe comme si j’allais disparaître d’un instant à l’autre. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais est interrompu par des éclats de voix et de lourds pas sur le sol.

Je suis encore dans le trouble, je vois toujours le monde flou, mais je suis certaine d’une chose : un problème laisse place à l’autre. Plusieurs troupes de soldats et Maokas se dirigent sur nous.

Oren se penche sur moi :
- Tu peux marcher ?
- Non. Je peux à peine bouger…
Isis s’inquiète :
- Mais qu’avez-vous fait pour qu’il envoie tant de soldats à votre poursuite ?
- On a volé Owo Ina, détruit la bibliothèque, et tué au moins une vingtaine de soldat. Avec un mur de feu.
- Oren. Ces soldats savent que tu es un Méridian ?
Ses yeux et sa voix s’affolent :
- On dégage. Tout de suite. Oren, prends Jade. Elle ne peut pas marcher dans cet état.

Il me fait aussitôt décoller du sol. Puis les jumeaux Méridians se mettent à courir. Oren se baisse sur moi pour me protéger des branches. Ce qui fait que je le vois très bien grimacer à chaque pas. Je pense qu’il ne va pas aussi bien qu’il le prétend, que sa blessure aux flancs est en très mauvais état. Isis court à côté :
- On va directement au camp. Mais qu’est ce qui t’as pris de leur montrer tes pouvoirs ?
- Je n’avais pas le choix ! Il y avait une centaine de soldat à nos trousses !
- Et maintenant il y a le double.
- On va s’en sortir.

Techniquement, il y a encore une autre personne que je dois sauver, si je ne veux pas qu’il se fasse attaquer par une armée de furets en colère :
- Et n’en veut pas à ton frère de m’avoir accompagnée. Il ne savait pas où j’allais, quand il m’a suivie.

Oren me fixe d’un regard accusateur, mais je continue :
- Par ma faute, il a frôlé la mort, et …
Il me coupe :
- Et tu m’as sauvé ! Sans toi je ne serais plus de ce monde !
- Sans moi, tu n’aurais jamais été en danger de mort, Oren…
- Je ne suis pas le seul à avoir risqué ma vie. Tu es complètement folle.

Je rétorque :
- Ma vie ne vaut rien si je ne m’en sers pas pour les autres.

Je m’accroche un peu plus à Oren. Je lui ai peut-être emprunté sa réplique, mais elle est vraie. Pour lui. Pour moi. Et elle devrait l’être pour chaque habitant de Valandia.

- Oren, que vous a dit Owo Ina ? Tu m’as seulement dit que vous l’aviez trouvée.
- D’après elle, il faut rejoindre les montagnes d’Aldia.
Je la regarde :
- Est-ce que c’est possible d’y survivre?

Elle semble hésiter quelques instants, puis :
- Je me souviens d’une légende… Une légende qui mentionnait un groupe de guerriers qui y ont passé quelques jours. On doit pouvoir y survivre. Pas longtemps, mais on doit pouvoir. Après tout, les légendes font souvent le monde à leur image.

Elle jette à son frère un air plein de sous-entendus. Je les questionne du regard.

Oren me répond, comme à contrecœur :
- Je me souviens aussi de cette légende … La toute dernière entendue de la bouche de mes parents. Celle qu’ils nous ont racontée la nuit où ils nous ont déposés dans la forêt, au milieu de nulle part. La nuit où j’ai aperçu leurs silhouettes s’éloigner, alors que j’ouvrais à peine les yeux. Cet instant où j’ai couru, j’ai crié, sans qu’ils ne daignent se retourner. Puis je me suis effondré. J’ai pleuré. J’avais compris que quoi que je fasse, ils ne reviendraient pas. Cette légende est celle qui a vu mourir mon insouciance. Cette légende est une légende maudite pour moi comme pour Isis…

Isis acquiesce. Je comprends maintenant pourquoi ils sont si proches. Toutes les épreuves qu’ils ont dû affronter ensemble, chaque seconde de souffrance passés à deux. Ils ne pouvaient compter que l’un sur l’autre.

Je comprends maintenant pourquoi Oren s’est montré si méfiant lorsqu’Isis m’a révélé leur secret. Mais il interrompt le flot de mes pensées :
- Où sont Elia et Lory ?
- Quelque part dans ces bois, à votre recherche.

Le ton sec d’Isis ne laisse aucun doute : s’il leur arrive quelque chose, tout sera de notre faute.
- Arrêtons de parler. Des soldats pourraient nous entendre.

Une branche claque contre le flanc d’Oren et il étouffe un gémissement. Alors il relève les yeux, alarmé :
- Je crois que le fil a cassé.

Une tache de sang frais envahit son haut et approuve ses paroles. La voix d’Isis est basse mais bien inquiète :
- Quoi ? Quel fil ?
- Jade m’avait recousu le flanc après une blessure à la flèche. Et je crois qu’elle s’est rouverte.

Elle s’arrête brusquement.
- Tu ne peux pas continuer à courir.
- Je vais très bien.
Mais ses yeux commencent à devenir comme les miens : voilés.
- Tu te mets en danger.
Comme pour donner un sens à ces paroles, un immense ours apparaît à côté d’elle.
- On grimpe.
Elle monte et m’allonge derrière elle. Puis elle tend la main à Oren. Et avant qu’il ait pu monter, le cri résonne :
- Je les ai retrouvés ! Les voleurs sont là !

Valandia. T1_MauditeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant