38. ce qui nous lie et nous divise

5.6K 445 95
                                    

La tonalité résonne seulement une fois à mon oreille avant qu'Eden ne décroche. Mes talons claquent sur le bitume, et mes doigts frigorifiés serrent le téléphone juste devant mon visage lorsque j'appuie pour mettre le haut-parleur.

- Allô ? résonne la voix d'Eden dans la rue.

Assis sur les marches devant l'entrée de ma résidence universitaire, je lève le nez vers le ciel, mais l'obscurité de son étendue m'empêche d'y voir ce que je cherche.

- Ça va ? me demande-t-il face à mon silence.

Je prends une grande inspiration.

- Tu es occupé ?

- Non, répond-t-il tout de suite.

J'entends le bruit que font des vêtements qui se froissent de l'autre côté du fil, et je persiste à chercher une lumière dans ce ciel sombre.

- Pourquoi je t'entends t'agiter, alors ?

- Parce que je m'habille, parce que je vais venir te voir, maintenant, peu importe où tu es, répond Eden.

Les lumières ne brillent peut-être pas dans le ciel, ce soir, ces petits points lumineux qu'Eden adorent voir scintiller dans le ciel, mais elles brillent dans mon cœur.

- Je suis en bas de chez moi.

- Et c'est où, chez toi, exactement ? demande-t-il.

Je lui donne l'adresse, et il me promet d'être là au plus vite. Une fois qu'il a raccroché, je coince mon téléphone contre mon buste et je ferme les yeux. J'ai envie de pleurer. Je ne sais même pas pourquoi. Je ne sais pas si c'est parce que la pression de cette journée tombe enfin, ou au contraire, monte beaucoup trop et me tord l'estomac, ou si c'est le simple fait qu'Eden est prêt à traverser Paris dans la nuit sombre pour me rejoindre, ou bien encore la chaleur que je ressens dans le creux de mes entrailles, qui n'est finalement pas si malheureuse, un peu cabochée, mais pleine de vie quand même. Ou peut-être est-ce tout ça à la fois.

Je resserre les pans de mon manteau contre mon corps et remonte le col sur mes joues tout en regardant le bâtiment en face du mien. Les lumières crépitent aux fenêtres et s'éteignent peu à peu. Certaines ne faiblissent pourtant pas, et les musiques bourdonnantes qui s'échappent du verre vont jusqu'à emplir la rue d'une triste saveur de fête.

Le chèque de mon père pèse lourd dans ma poche et me rappelle qu'en effet, c'est bientôt mon anniversaire. Je vais avoir dix neuf ans. Je ne le fêterai pas avec ma famille, ou du moins ma famille de sang. L'année dernière, mes parents avaient organisé une fête sans me laisser le choix de faire les invitations. J'y ai vu défiler plus de visages méconnus que d'amis. Jonas n'avait pas été invité, parce que la société de son père avait perdu dix points à la bourse. Shelly non plus. Son oncle n'avait pas encore été élu. Anton était là, et je me souviens n'avoir eu qu'une crainte le concernant, qu'il se soûle et ne me fasse honte devant ma mère. Pourtant, six mois plus tard, je l'estime plus que cet être qui m'a mis au monde.

Et j'en souffre. Parce qu'on n'efface pas les sentiments qu'on porte à sa mère comme un vulgaire coup de craie sur un tableau. Les sentiments que je ressens à son égard se contorsionnent sans cesse à l'intérieur de moi. Il est difficile de détester véritablement, purement et entièrement la personne qui vous a mis au monde. Parce que, dans le fond, je ne rêve que de son amour, son attention, de ce lien intime qui nous tient au supplice. J'aimerais pouvoir me tourner vers elle peu importe ma peine, j'aimerais qu'elle soit fière de moi. J'aimerais vivre cet amour gratuit et désintéressé, celui qui te rend beau même dans les moments les plus moches.

Et ce rêve, il ne se réalisera jamais.

Je passe mes bras autour de mes genoux ramenés contre moi, et je frotte mon nez contre la manche de mon manteau. Au fil du temps qui passe, je ferme les yeux, me laissant happer par les ténèbres autour de moi et le boumboum incessant que fait la musique provenant de deux fenêtres différentes.

Pour que tu m'aimes encoreWhere stories live. Discover now