Chapitre 7 / Mère et fille

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Lupita n'avait pas envie d'être là, à quatre pattes, sous le bureau de sa mère dans l'appartement où elle avait grandi. Elle aurait voulu être n'importe où ailleurs. Mais elle était là, à tenter de réparer un énième faux-pas informatique de sa génitrice. Alors, autant se concentrer et le faire bien. Au moins, ça ferait passer le temps qui semblait s'étirer de manière anormale et insupportable depuis qu'elle était arrivée.

—C'est bon. Tu peux rallumer ?

— Tu es sûre ? Parce que je ne voudrais pas tout perdre...

— Tu as déjà tout perdu, maman. Ce que je viens de faire te permettra peut-être de sauvegarder ce que tu stockais, mais ça ne fera rien de pire que ce qui est déjà arrivé. D'ailleurs, je me demande ce qui a pu se passer ? soupira Lupita en s'extirpant de sous l'antique bureau de sa mère.

— Qu'est-ce que j'en sais, moi ! Ça n'est pas ta partie, ça ? C'est toi, la grande prêtresse de l'informatique, non ? ! s'exclama Mercedes incapable de reconnaître que les problèmes de son PC étaient probablement dus à une erreur de sa part.

Lupita avait l'habitude de la mauvaise foi de sa mère. Mercedes Cabrera Vargas était une professeure de mathématiques opiniâtre et rancunière. Elle s'enflammait plus vite qu'un pin au mois d'août, et demeurait, à ce jour, championne toute catégorie de la discussion sans fin. Il était donc inutile de relever.

Et pourtant, Lupita ne put s'empêcher de tendre le bâton pour se faire battre. Un vieil atavisme familial sans doute.

— Et ça, c'est quoi ? demanda-t-elle en avisant la trousse remplie de clés USB, restée ouverte sur le bureau.

— Les projets de mes élèves. J'étais justement en train de les consulter.

— Et bien sûr, tes élèves travaillent toujours sur des PC sécurisés et safe ?

— Qu'est-ce que tu entends par là ?

— Que l'une des clés que tu as consultées contient probablement un virus, maman, soupira encore Lupita

— Tu dis ça, comme si ça pouvait être intentionnel ! Mes élèves sont irréprochables !

— C'est vrai ! Comment imaginer qu'un élève puisse avoir la moindre envie d'enquiquiner sa prof, murmura Lupita pour elle-même en s'attelant à l'ordinateur infecté.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

— Rien, maman. Rien.

— Tu sais que je déteste quand tu fais ça ! On dirait ton père !

Cette fois Lupita ne releva pas. Elle avait en effet appris quelques petites choses de son père. Comme le fait qu'il ne servait à rien de poursuivre une discussion de ce type avec Mercedes. Personne n'en ressortait grandi, en général. Elle se contenta donc de hausser les épaules et de poursuivre sa tâche.

Elle imaginait très bien sa mère dans son dos. Habillée d'un tailleur-pantalon gris souris et d'une chemise blanche impeccable, coiffée d'un chignon aussi strict que son expression, elle était l'image parfaite de ce que certains s'imaginaient de sa profession. Elle qui avait pourtant eu une vie aventureuse, se conformait-elle exprès à ce stéréotype ? Lupita l'ignorait et ne lui poserait jamais la question. Elle n'était pas folle à ce point.

Quoiqu'il en soit, quand on voyait Mercedes Cabrera Vargas, on avait du mal à imaginer autre chose qu'une prof de maths. Et pourtant, dans sa jeunesse, elle avait fait des trucs fous. Elle avait, notamment, parcouru une partie de l'Amérique centrale avec un ami, pour suivre les traces de ces ancêtres, venus du Mexique jusqu'en Europe.

À son retour, elle n'avait pas cessé de voyager dès qu'elle en avait eu l'opportunité. Elle avait expérimenté des coutumes étonnantes et rencontré tout un tas d'étrangers qui, pour certains, étaient devenus des amis. C'est à cette époque qu'elle avait rencontré Bruce Jones, son bel américain à la peau chocolat et au regard vert feuille. Elle avait cru qu'il était temps pour elle de construire quelque chose à son tour.

Bruce était en mission. Le coup de foudre avait été réciproque. Il l'avait épousée, lui avait fait un enfant, et puis, l'avait finalement quittée. Il était reparti dans son pays après le divorce, laissant Lupita, encore petite, avec sa mère, car son travail à lui,nécessitait qu'il voyageât beaucoup. Il était plongeur-soudeur sur des plates-formes de forage en haute-mer.

Aucun de ses deux parents ne lui avait jamais donné la raison de leur séparation. Ce qui était sûr, c'était qu'aucun d'entre eux n'avait refait sa vie après cela. Lupita avait de nombreux cousins de part et d'autre de l'Atlantique, mais aucun demi-frère, ni aucune demi-sœur. Personne. Elle était unique. Parfois, ça la chagrinait.

— Mais qu'est-ce que tu fabriques, maintenant ?

— Je nettoie, maman.

— Laisse-moi cet ordinateur tranquille ! Il a l'air de refonctionner ! Ça suffira !

Mercedes n'avait jamais pu accepter que sa fille, intelligente, et particulièrement douée en maths, ne fasse « que » de l'informatique. Et même pas en passant dans une grande école ! Non ! Toute seule, en « bidouillant ». Or, seul comptait à ses yeux le fait qu'elle n'avait pas obtenu tous ces beaux diplômes, inutiles pour la plupart, qui permettaient néanmoins de montrer patte-blanche pour le moindre poste dans une entreprise. En France, l'illusion de la compétence avait souvent plus d'importance que la compétence elle-même. Ça donnait parfois des chefs d'une stupidité remarquable, mais au CV faramineux.

Mercedes adhérait à cette logique. Pas Lupita. Deux ans auparavant, elle avait décidé de ne pas poursuivre ses études. Elle s'y ennuyait et ne faisait rien de ce qu'elle aimait vraiment. Elle avait claqué la porte de la prépa de maths sans regret. C'était la décision que ne lui pardonnerait jamais sa mère, qui avait refusé de payer pour une autre formation, croyant sans doute que sa fille fléchirait sous son autorité. Ça n'avait pas fonctionné. Non seulement Lupita avait arrêté ses études, mais elle avait quitté le nid pour lui échapper.

Quand Lupita avait appelé pour prévenir qu'elle passerait prendre un truc dans les affaires qu'elle avait laissé dans l'appartement de sa mère, Mercedes en avait profité, car elle se débattait avec un « gros »problème informatique. Et sans vouloir reconnaître ouvertement les compétences de sa fille, elle savait que cette dernière résoudrait tout en un rien de temps.

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je nettoie ?

— Oui. C'est bon. Tu en as assez fait, finit par dire Mercedes sur un ton désagréable qu'elle n'arrivait pas à contenir, conséquence directe de l'aide qu'elle avait été obligée de demander.

— Pas de problème. Je vais chercher mon vieil ordinateur.

— Pourquoi as-tu besoin de ce vieux machin ? L'autre ne fonctionne plus ?Je croyais que tu pouvais tout réparer ?

C'était le cas, mais encore fallait-il pouvoir acheter des pièces neuves. Ce que Lupita n'avait pas les moyens de faire pour le moment, mais elle ne le reconnaîtrait jamais devant sa mère. Leur histoire se résumait à ça : deux forts caractères face à face, et campés sur leurs positions respectives.

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