un dixième chapitre

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Chapitre 10

Deux jours, voici ce qui me séparent du baiser sur le sable. Il fait déjà tard et j'ai quitté l'auberge de jeunesse en douce. Véronique est un hôte qui me paraît de plus en plus fausse et vivre une nuit blanche me paraît assez envisageable. Une nuit blanche qui s'avère être un rencard.

Arrivée au bout de la rue, dégonflée, je viens rebrousser chemin. Trois ruelles sombres, une place de marché vide et un bistrot aux lumières éteintes. J'inspecte l'arrière du bâtiment, à la recherche d'un point de lumière possible.

Un message envoyé, je tourne sur moi-même, gelée sous ma doudoune chaude et les mitaines bien dans les poches.

Olivia sort demain matin de l'hôpital, l'idée de la revoir m'enchante mais me tracasse légèrement. Comment vais-je devoir me comporter en sa présence ? Est-ce qu'il faudra que je fasse les premiers pas comme elle le fait si bien ?

Une lumière s'allume, les volets s'ouvrent sur une ombre. Je reconnais Neville qui s'habille. Quelques minutes plus tard, il descend.

Lorsqu'il me rejoint, la mine lucide, les joues creusées d'un sourire inhabituel et la capuche sur la tête, je me mets à marcher. Ce qui est compliqué avec Neville, c'est que même si on sort à présent ensemble, il reste cette distance de sécurité que je veux instaurer pour ne pas tomber dans le gouffre que j'évite à tout prix. Parce que si je tombe, je ne me relèverai pas, je serai beaucoup trop amoureuse pour ça.

Après le baiser d'il y a deux jours, je lui ai demandé s'il voulait sortir avec moi. C'était sorti tout seul de ma bouche à la suite d'une pulsion soudaine. Il a dit oui. J'ai été dans les vap' du baiser et de l'annonce pendant toute une longue journée. Les deux journées suivantes, je ne l'ai pas vu, il était avec Olivia à l'hôpital pour lui tenir compagnie. Pendant ce temps je me suis mise à dessiner et suis allée faire le tour des environs.

Il marche derrière moi, serein, toujours cette éternelle clope allumée entre les lèvres. Les rues sont désertes, personne. Tout est si vide d'humanité que je me prends à frissonner. Dans la campagne où j'habitais, tout le monde faisait le mur pour se rejoindre à des soirées mondaines. Là, personne, juste des vieux pépés grognons qui dorment les fenêtres fermées. Dans l'auberge de jeunesse, tout le monde dort aussi. Comme si le sommeil avait réponse à tout dans la vie.

Je ne sais pas où nous allons tous les deux, marchant sans réelle destination. Il n'y a plus que les pas qui foulent les trottoirs qui comptent, le nombre de lampadaires dépassés et le recul des habitations. La lune est si pleine ce soir, sa pâleur est d'une douceur innée. Je m'arrête un instant pour la contempler.

- Artémis scintille. Marmonne Neville dans mon dos.

Je me retourne lentement vers lui, les yeux ébahis. Ce n'est pas commun de citer la mythologie grecque ainsi. Mon souffle se saccade progressivement et mes yeux s'accrochent aux siens. Neville est tout simplement un être hors du commun.

- On va où ? Demandé-je à bout de souffle.

Il me prend la main et nous dirige vers une toute autre direction, sûr de lui, même dans la pénombre. Il jette sa clope terminée par terre, se concentre sur le chemin qu'il veut emprunter.

- Nulle part.

Son murmure s'élance dans la nuit et je souris imprudemment en ne cessant de croire qu'il se la joue pseudo-poétique.

Quelques minutes plus tard, nous atterrissons dans un champ cloîtré, entouré de fils barbelés.

- Hors de question qu'on entre à l'intérieur, déjà d'un, on va se faire électrocuter, de deux, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée et de trois, mon instinct se bouscule actuellement pour comprendre à quoi ça sert de venir là. Annoncé-je très sincèrement en lui affichant une mine sévère.

Le brun me lance un regard amusé, toujours aussi inhabituel. Je ne m'y ferai sûrement pas. Le garçon m'envoie des vents, des lapins, des regards durs et brutaux pendant des semaines avant de se transformer en chaton en l'espace de deux jours.

- Regarde devant toi avant de parler. Propose-t-il en me désignant la lune.

Lorsque je dépose les prunelles de mes yeux vers le paysage qui s'offre à moi, je suis prise d'un éblouissement obscur. Une rivière de coquelicots fanés, à peine perceptible sous une lune flamboyante, les rayons filtrés sous les pétales rouges devenus mauves dans l'obscurité. Je vois flou un instant, m'approche du grillage sans le frôler pour découvrir la vue.

- C'est encore plus beau si on monte là-haut, sur la petite pente. Conseille-t-il en avançant déjà.

Je me mets à le suivre, encore subjuguée par ce que je viens de voir. Il me faut dix bonnes minutes pour reprendre mes esprits. La beauté nous éblouit quand on s'y attend le moins.

Assis sur la petite colline d'herbe, je me remets enfin à respirer. La mer du ciel est d'une beauté sans limites, ce champ, lui, est délicatement parsemé de poussières de lune. Cette mystérieuse alchimie qui se crée entre moi et ce site ne se ternira jamais, si je le voulais, je pourrais mourir ici, à regarder les coquelicots, envoûtée par cette paix et sérénité.

- Et tu viens ici souvent avec une jolie fille des voisinages ? Interrogé-je en m'adressant à Neville qui s'est allumé une nouvelle clope qu'il me tend du bout des doigts.

Je prends une taffe, expire, inspire, expire, en reprends une, toussote sous l'oubli.

Le garçon hausse un sourcil et se penche vers moi.

- Parce que j'ai une très bonne estime de toi Neville et je suis une fille métaphorique dans l'âme. Et quand j'entends toutes tes jolies phrases, je me pose certainement des questions. Ce genre de paradis lunaire, ça fait flancher le cœur des filles.

Son rire emplit l'espace, il est léger, doux, insouciant.

- Je crois que tu t'ouvres à moi, Neville Morel. Avoué-je en l'observant dans les moindres détails.

Il a un point de beauté près du cou, des cheveux mal coiffés, des cils longs, un regard étincelant. Ce soir il est beau à en crever.

En disant mes mots, j'appréhende encore le moment où il se refermera, me laissant dépitée. Loin de là, son sourire s'agrandit.

- Tu me fais oublier le monde, Reina Lyange.

Nos doigts s'effleurent encore et mon cœur bat sourdement dans ma poitrine. Au fond de moi, c'est à ce moment-là que j'ai compris que je l'aimais. Et encore une fois j'ai trouvé ça bête parce que je ressemble à toutes les autres filles de l'univers qui tombent dans les gouffres amoureux sans s'en rendre compte. J'ai toujours voulu créer cette armure invisible, infranchissable qui donne du fil à retordre à toutes les personnes qui espèrent m'aimer pour ce que je suis. Et là, par des doux mots et des sourires, Neville Morel a trouvé ma faille, a perçu ma sensibilité usurpée.

Avec lui, j'ai le vertige, la langueur et la profondeur d'une passion. J'ai cette fatale envie de laisser son monde me faire tanguer. Un Neville paisible est sublime et affectueux, un Neville tourmenté est rude et tempétueux.

Je suis totalement foutue.

J'ai arrêté de poser mon regard vers l'océan de fleurs pour me concentrer sur l'océan de ses iris.

- Est-ce que tu penses qu'on est lunatique ? Interrogé-je en sentant son souffle près de mon cou.

Il a fermé les yeux et m'a soufflé à l'oreille :

- Non, juste humains.

Nous sommes rentrées quelques heures plus tard, alors que le sommeil nous berçait.

Ça a été notre premier et dernier rendez-vous. Le lendemain, à mon réveil dans les alentours de midi, il n'était plus là, Olivia non plus. Le clair de lune de ma pensée s'est fanée, j'ai eu une appréhension mauvaise qui me rongeait l'instinct. J'ai fait le tour de la ville, de l'hôpital à leur recherche. Le personnel du bistrot m'a informée que Neville et Olivia ont pris un car tôt ce matin. J'ai interrogé Véronique en étant toute tremblante et dans le déni. Elle m'a annoncé qu'ils sont rentrés comme convenu chez eux.



nda: en avance; joyeux noël héhé

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