CHAPITRE 21 - magie

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Je parcours la grande salle, le regard perdu

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Je parcours la grande salle, le regard perdu. La lumière se reflète sur les fauteuils de velours rouges. Le parquet des escaliers grince sous les pas des spectateurs. Les murs creusés pour l'acoustique sont couverts de bois clair. On devine des silhouettes qui s'activent dans la pénombre, sur la scène.

Je fais quelques pas, complètement désorientée.

Soudain, je me demande ce que je fais là. Je n'ai jamais été friande de musique classique, je préfère me complaire dans des guitares électriques et des sons de batterie à vous faire exploser le cœur. Cette atmosphère me met un peu mal à l'aise, j'ai l'impression de ne pas être dans mon milieu. Une odeur de neuf flotte dans l'air, une odeur de connaissance.

Un savoir immense que je ne possède pas.

J'avance, un peu, encore. Je regarde mon billet.

Place A13

Je descends les marches une à une.

Les rangées défilent.

T

Des enfants qui discutent musique, un langage particulier que je ne connais pas, à base de tierces, d'octaves et de tonalités. Il est étrange de se dire que ces petits humains sont plus savants que moi sur ce sujet. Beaucoup plus savant. Chacun son domaine, après tout.

S

Une vieille dame s'assoit en silence. Elle n'est pas accompagnée, ni enfants ni mari. Elle a l'air perdue. Mon regard croise le sien. Une expérience brille dans se prunelles, pourtant elle semble confuse dans son propre monde. Il n'est plus celui qu'elle a connu, et ne le sera plus jamais. Il me semble qu'elle n'a pas vu le monde évoluer depuis quelques temps. Je peux lire toute sa détresse dans son regard, mais je ne m'arrête pas.

L

Je frémis, cette rencontre de quelques instants, à peine un soupir, m'a bouleversée. Juste une fraction de seconde, quelqu'un que je ne connais pas et que je ne connaîtrai jamais.

E

Une famille se taquine gentiment sur ma droite, leurs sourires et leurs rires discrets emplis de complicité. Un petit garçon et une petite fille, les parents aux yeux cernés. Ils pétillent d'un bonheur simple, celui de l'harmonie.

C'est la rangée la plus peuplée, une porte déverse à cet endroit un flot de musiciens qui se dirigent d'un même geste vers le dernier rang en bavardant, pour écouter leurs amis avant de partager leur musique, eux aussi.

Certains tremblent d'anxiété, angoissés à l'idée de montrer leur talent aux yeux de tous, et de dévoiler leur travail. D'autres frémissent d'impatience, confiants, ravis d'exposer le fruit de mois d'exercices.

C

Un couple, à peine plus vieux que moi, se tient la main, souriant à pleines dents. Leurs iris clairs sont brûlants de passion, des éclats de rire en ridules au coin des yeux.

J'arrive enfin à mon siège, et prends place dans un grincement strident. Les chuchotis s'éteignent avec les lumières, alors que les projecteurs s'animent pour accueillir la première personne. C'est Anna.

Sa flûte dans les mains, tremblante, elle fait quelques pas sur la scène, prudente. Elle fouille du regard le public, à la recherche de visages amis, et s'illumine quand elle me voit. Je lui souris, et attends patiemment. Elle se place devant son pupitre. Elle prend le temps de le régler, puis dépose ses partitions dessus. Anna lève sa flûte.

Elle inspire.

Expire.

Et la musique commence. Une note longue, pleine de tension, chargée de mélancolie. Elle enchaîne avec de petites notes rapprochées, étirées. Le rythme s'accélère, je lis la passion sur son visage alors que les reflets jouent sur son instrument. Des sons se succèdent à une vitesse folle, montant puis descendant. Ses doigts courent, son souffle se saccade. On entend ses respirations empressées, qui font partie intégrante de la musique. On entend une histoire se dérouler sous nos yeux, une histoire de soupirs, de temps et d'intervalles.

Elle ralentit. Les sons s'effilent doucement.

Le temps s'arrête, la dernière note reste en suspension.

Elle lève un regard craintif vers le public. Un tonnerre d'applaudissements retentit. Je reste bouche bée. Je suis si impressionnée. Ce qu'elle vient d'offrir était si puissant. Anna sort de la scène, le souffle court, un sourire aux lèvres. J'attends la personne suivante avec impatience.

Je me fige lorsque je vois celle qui sort des rideaux pourpres. Elle est assurée. Belle.

Céleste.

Je sens mon cœur battre plus fort, et une poigne étrange m'enserrer. Pourquoi est-elle là ? J'ai mis tant de temps à m'habituer à l'idée qu'elle s'était évaporée. J'avais rangé soigneusement son existence dans un coin de ma tête, pour n'y penser que dans mes moments de nostalgie. J'avais fini par oublier tout d'elle : qu'elle faisait du violoncelle, que ses fossettes étaient si adorables. J'avais presque fini par croire qu'elle n'avait jamais existée. Je ne veux pas qu'elle soit là.

Parce qu'elle repartira.

Mes mains se crispent sur mon fauteuil, et je la regarde, violoncelle en main. On lui apporte une chaise, et elle prend place. Elle balaie la salle du regard d'un air satisfait.

Elle lève son bras pour commencer une lente litanie. Ses cheveux bouclés se balancent sur sa nuque. Le public est captivé. Elle lève les yeux, et l'espace d'une seconde, je crois que nos regards vont se croiser, mais ses beaux iris recommencent à danser sur la partition.

Les notes s'enchaînent, les accords se succèdent, les sonorités chaudes s'élèvent dans la pièce et capturent l'auditoire dans ses doux filets. L'archet qu'elle tient se soulève et caresse les cordes avec une infinie tendresse. Il soupire à l'unisson de sa cage thoracique qui se soulève dans des mouvements désordonnés, gorgés d'émotion. Elle est toute entière à son art, perdue dans les méandres infinis de sa musique.

Le son s'éteint sur une ultime vibration.

Céleste bat des paupières, comme si elle revenait tout juste dans la réalité.

Elle se lève et chancèle un peu, un sourire ému sur les lèvres. Des applaudissements résonnent, étouffés par ses regards. Nos yeux se croisent un instant, et elle se détourne. Le bruit de ses talons résonne comme une ultime mélodie lorsqu'elle part vers les coulisses.

Nuages et étincellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant