Epilogue - La Lune de Sang

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Comme suspendu à la voûte céleste par quelques poulies invisibles, un disque titanesque chutait lentement dans un silence glacial.

Le ciel, certes, était d'un noir d'encre. De même, la cité qui s'étendait au loin était bâtie dans une obsidienne que la nuit assombrissait encore.
Mais nulles ténèbres n'étaient plus profondes ni plus denses que celles du disque descendant. La Brèche, longue d'une trentaine de toises de diamètre, semblait engloutir avidement les rares lumières nocturnes.
Elle happait le regard, retenait l'attention, et l'on ne quittait sa contemplation hypnotique qu'avec l'impression d'y avoir laissé une part de soi-même.

Enroulé par trois fois autour du portail béant, le corps sinueux d'un gigantesque serpent se tressait sur lui-même jusqu'à se mordre la queue. Ses pâles écailles scintillaient doucement comme autant d'étoiles, en un arc-en-ciel blanchâtre ceignant un disque de ténèbres absolues. Son corps entier semblait comme cristallisé dans un givre trouble, donnant l'impression d'avoir été taillé dans une roche unie teintée des faibles couleurs d'un iris miroitant.

Signant la fin de sa chute interminable, le disque s'encastra dans le sol. Les parois rocheuses de la montagne formaient un socle qui reçut, sans un bruit, sans une secousse, la Brèche-Mère enlacée par son fils.

Une longue minute de silence et de calme s'étira alors. Le temps lui-même paraissait absent, avalé par le néant de la Brèche.

Une secousse fit soudain trembler la statue cristalline entière. Quelques minutes plus tard, un second ébranlement marqua la tête du serpent d'une craquelure, comme une coquille brisée de l'intérieur.

Les chocs se suivirent avec un délai de plus en plus court, et au cinquième coup, le crâne draconique du reptile perça sa mue de cristal, émergeant d'une longue léthargie.

Les traits de ce crâne, entre ceux du loup et de la wyverne, étaient couronnés de cinq cornes blanches, d'ivoire et de nacre. Dépourvue d'yeux ou même d'orbites, la tête aveugle s'extirpa avec torpeur hors de sa peau de cristal. Le nouveau serpent renaissait de l'ancien, ses écailles lisses et luisantes jaillissant de l'enveloppe morte en un flot continu et serein.
Enfin, le bout de la queue du serpent quitta le cercueil de cristal. Le reptile aveugle, long de quelques centaines de toises, fit craquer ses vertèbres engourdies par des mois de léthargie.

Son nom était Valin. Il était le Premier des Cinq Dragons nés de la Brèche. L'Avatar de Souffrance. L'Iris Omniscient.

Il se déploya, et se mit à ramper le long de la passerelle qui reliait le socle minéral de la Brèche à une lointaine cité noire.
Parfois, quand le besoin de se mouvoir se faisait davantage ressentir, la tête du dragon passait un instant sous le pont pour jaillir de l'autre côté. Le reste de son corps s'enroulait alors autour de l'édifice de pierre comme une liane sinueuse.

À mi-chemin, Valin cessa sa course un instant et leva son crâne sans yeux vers le ciel. Aucune étoile n'osait diffuser sa nitescence. La plus grande des lunes gouvernait la voûte céleste d'un funeste éclat écarlate.
D'ordinaire, c'était sur cette lune que Valin passait le plus clair de son temps, étreignant la Brèche entre ses tresses serrées. Le blanc de l'astre, le cercle entrelacé du serpent et le noir de la Brèche formaient alors dans les cieux un œil monstrueux à l'iris arc-en-ciel et à la pupille béante. Son regard, braqué la nuit sur le monde, n'épargnait alors personne.

Lors des Lunes de Sang cependant, Valin et la Brèche quittaient pour un temps la surface lunaire. Aucun mortel ne savait réellement s'ils étaient chassés par l'astre, ou si au contraire le Dragon lui-même descendait rendre visite auprès de ses frères et sœurs.
Quoi qu'il en fut, la lune se teintait d'une intense lueur rougeoyante dès le départ de son draconique occupant.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now