19 : Féroces ossements

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Les wyvernes, ou vouivres, provenaient des montagnes de l'extrême ouest, au nord de la Cité-Mort d'Ovilath. D'ordinaire dressées au combat par l'un des Reliquaires de Varlok afin de servir d'unités aériennes de choc au sein de l'armée du Second, il arrivait parfois que les plus féroces d'entre elles soient entraînées à la violence et à la sauvagerie pour servir d'adversaire à Varlok lui-même, qui les affrontait par groupes de cinq en guise d'entraînement.
Les wyvernes vaincues étaient alors ranimées par les pouvoirs de sa cadette Ovilath, formant des squelettes reptiliens dont l'agressivité n'avait rien à envier aux spécimens vivants. Mieux encore, débarrassées de leur faiblesses charnelles, les vouivres ne ressentaient alors plus la moindre douleur ni fatigue, au prix cependant de la membrane de leurs ailes - un détail remplaçable - et de leur redoutable souffle de flammes.

La présence d'une carcasse de wyverne réanimée en plein désert d'Ysgrith avait donc, en plus de la légitime terreur qu'elle engendrait, de quoi surprendre les quatre aventuriers en quête.
Ceux-ci disposaient de deux minutes à peine pour décider de la démarche à adopter contre le monstre, qui courait droit vers eux.

« Peut-on fuir ? s'enquit Paulin, inquiet.

— J'en doute fortement, indiqua Méturis, gardant ses questions sur l'épée pour plus tard.
Les enfants d'Ovilath sont infatigables. Nos chevaux, non. Ou bien nous nous enfuyons chacun dans une direction, ou bien nous l'affrontons. Dans un cas, un seul d'entre nous y passe. Dans le second, c'est plus mitigé.

— L'affronter ? s'insurgea Aliénor. Mais vous êtes malade, Méturis !

Ego non sum, psalmodia-t-il entre ses dents, s'il en avait. Ç'aurait été une wyverne de chair, le débat ne se poserait pas. Mais les squelettes sont bien plus fragiles ; si nous rompons sa colonne vertébrale, c'en sera fini d'elle. J'ajoute qu'elles sont pataudes au sol, et que celle-ci ne peut pas voler. Alors ?

— Je pense que ça se tente, commenta Sélénie, du haut de son chapeau. T'façon vous avez plus vraiment le choix, vu la vitesse du machin.

— Soit, siffla-t-il. Rappelez-vous : restez sur ses flancs, de sorte à ce que ses pattes avant ne puissent vous atteindre. Si elle vous cible, restez en mouvement hors de portée de ses crocs. Clair ?

Paulin et Aliénor hochèrent la tête, et chacun plaça son cheval en un front dressé face à la vouivre squelette. Les destriers, impressionnés, furent maintenus calmes à force de bride.

La wyverne freina sa course à une quinzaine de mètres de ses proies, et, dans une réminiscence de son ancienne vie, voulut rugir à ses adversaires. Faute de cordes vocales ni de poumons, la carcasse ne fit que mimer un hurlement muet, dévoilant ses longs crocs tranchants. L'intimidation fut efficace, et la terreur remonta le long des échines des aventuriers.

Elle rampa ensuite lentement en avant, balançant son cou et son regard vers chacune de ses proies. Quand ses orbites vides furent fixées sur Méturis, au centre des trois, Paulin et Aliénor lancèrent leurs montures de part et d'autre de la créature, l'encerclant de ce fait.
La vouivre se redressa, et ne sut plus où donner de la tête, tandis que les aventuriers n'attendaient que la bonne occasion de se jeter sur elle et de porter un coup entre deux de ses vertèbres nues.

Titubant sur ses deux pattes arrières, le monstre se laissa lourdement retomber vers Paulin, gueule grande ouverte. Aliénor crut voir là l'instant propice à un assaut éclair, mais son cheval fut fauché en pleine course par la puissante queue du reptile, dont les piques des vertèbres percèrent à la fois le poitrail de la monture et la jambe de la cavalière. Les deux, cloués l'un à l'autre, furent projetés sur une poignée de toises par la puissance caudale du squelette.

Ce dernier bondit en avant, refermant ses crocs là où se tenait Paulin quelques secondes plus tôt. Puis son cou se tordit pour permettre à son crâne cornu de voir son arrière : Meturis venait de briser la première vertèbre de la queue du monstre. Le reste de la chaîne caudale s'écroula, inanimé, au sol.
Folle de rage, la vouivre entreprit de se retourner vers le prestre, tendant ainsi son cou à sa proie d'alors.
Élançant sa monture en avant et tendant son bras, Paulin sépara d'un coup d'épée le crâne du reste du squelette. Le monstre subit un bref soubresaut, comme un rappel au trépas, avant de s'effondrer. Le fragile édifice osseux se brisa en soulevant un nuage de sable et de poussière.

Tout s'était passé si vite.
Paulin rappela ses esprits, et prit le temps de vérifier que la tête de la vouivre était aussi inerte que le reste. Il jeta ensuite un œil vers Aliénor, et vit que Méturis s'affairait déjà à examiner ses blessures. Le prestre lui fit signe, de loin, que les jours de la druidesse n'étaient pas en danger.

« Bien joué ! fit Sélénie depuis son dos. Paulin ne l'aperçut pas tout de suite, à cause du caractère joueur de la fée.

— Merci, souffla le héros en rangeant sa lame dans son fourreau.

— Dis, tu peux m'aider à arracher une dent de la wyverne ? demanda Sélénie dès que Paulin eut réussi à poser son regard sur elle. Elle s'était assise sur le crâne éteint, le séant sur l'arcade du reptile et les jambes se balançant dans et hors de son orbite.
— Ce serait un bon souvenir, expliqua-t-elle, mais j'ai comme qui dirait pas la force... »

Paulin s'exécuta, et préleva quatre crocs tranchants de la tête de la bête. Les plus gros mesuraient bien trois pouces, aussi préféra-t-il prendre pour la fée un souvenir qui n'atteignait pas la moitié de sa propre taille.
« Merci ! jubila Sélénie en s'emparant de son trophée. Ça ferait un chouette poignard, si je trouvais un manche à ma taille, pensa-t-elle à voix haute en suivant Paulin vers le chevet d'Aliénor.

Cette dernière s'était assise, et massait douloureusement un bandage taché d'un peu de sang.
« Alors ? s'enquit Paulin, autant à la blessée qu'à son médecin.

— Cela fait un mal de chien, se plaignit la première en essayant de se tenir debout grâce à l'aide du berger.

— Elle devrait être remise d'ici quelques jours, ajouta Meturis, qui examinait à présent le cheval étendu à côté.
Il vivra aussi. Il faudra les ménager l'un comme l'autre, compléta le médecin, aidant le destrier à se relever.

— Vous êtes trop forts ! commenta Sélénie en reprenant sa place sur le chapeau du prestre. Vous avez battu une vouivre et y'a personne qu'est mort !

— C'est vrai que nous nous en sommes bien sortis, confirma le perchoir de la fée. J'aimerais tout de même comprendre ce que faisait un enfant d'Ovilath, une wyverne qui plus est, à l'emplacement présumé de votre temple censé être perdu.

— Vous avez raison, admit Aliénor en remontant avec difficulté sur sa monture. Restons vigilants. »

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now