46 : Vers Ovilath, Cité-Mort

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Il pleuvait.

De lourdes gouttes grises chutaient du ciel pour s'écraser sur les épis d'ors. Le soleil, vaincu par les nuages aux couleurs de cendres, n'offrait qu'une lueur terne au monde.

Trois cavaliers retenaient leurs montures sous un large portail où pendait un écriteau malmené par le vent. Une bourrasque fouetta leurs visages, énervant davantage les chevaux.
Méturis, ayant recouvré le noir morne et funèbre de sa tenue, scrutait l'horizon de ses deux yeux presque éteints. Sous une respiration et une posture d'apparence sereines et derrière les ténèbres de son chapeau, nul autre que lui ne sut que les larmes qui coulaient n'étaient pas de pluie.

Messire Misères porta l'une de ses mains sur son épaule juchée. Le prestre tourna sa tête vers le bourgmestre, troublé.

« Vous en reviendrez, Méturis. Quoi qu'il advienne, une place sera toujours gardée pour vous en La Bourgade. Je dois admettre ne pas m'y connaître le moins du monde, mais j'ose espérer que Primum Ipsa porte en vous autant de respect que je vous en porte.

Le prestre se retint de répondre que la religion ne marchait pas ainsi, et se contenta de le remercier, touché.
— Merci, Messire. Pour... tout.

Le bourgmestre hocha la tête, des lignes de pluies ruisselant sur son chapeau déjà imbibé. Il se dirigea d'un pas lourd vers les deux autres montures.
Les deux comparses coupèrent leur conversation à l'approche de leur hôte et ami. Dans le dos d'Aliénor, une splendide hache de guerre pendait contre une armure de cuir bouilli. Les cheveux roux de la jeune femme retombaient, trempés, jusqu'à ses épaules couvertes de plaques de fer.
À la hanche de Paulin était retenu un fourreau aussi sobre que pouvait l'être un cadeau du Messire, décoré de délicats filigranes d'argent sur fond noir et brillant. Une dent de wyverne était encastrée dans le chef-d'œuvre qui gardait la lame bénie en sécurité, tandis qu'une côte de mailles fines se chargeait de protéger le corps du héros.

— Dame Aliénor, vous fûtes d'une vive et agréable compagnie, remercia Messire Misères. Vous manquerez beaucoup à La Bourgade.

— Vous me manquerez également, renvoya Aliénor. Encore merci pour la hache, elle est sublime...

— Vous me remercierez en abolissant le joug des Cinq, très chère, répondit le Messire en se tordant dans une de ses révérences si singulières.
Quant à vous, Sire Paulin de Solitude, je vous souhaite chance et courage dans les proportions qui sont miennes. Si vous doutez encore d'être l'Élu de l'Espoir, sachez au moins que vous portez les nôtres.

— Puisse La Bourgade prospérer encore, lui souhaita le héros.

Les deux hommes acquiescèrent mutuellement, alors qu'une voix s'élevait de la poitrine d'Aliénor.
Sélénie émergeait de la sacoche de la druidesse, ses cheveux noirs droits sur son crâne malgré le déluge.

— Messire ! s'écriait-elle, vive.

— Dame Sélénie ! répondit-il pareillement. Je vous admire au plus haut point, sachez-le. Il y a tant de force en vous... gardez cette confiance et cette pétulance, je vous prie. Vous rayonnez tant, ainsi.

La fée laissa s'échapper un petit rire clair, puis demanda aussitôt :
— Je me suis toujours demandée : pourquoi vous avez un verre de vin à la main si vous ne pouvez pas le boire, à cause des masques ?

Le Messire recula la tête, puis scruta le verre de cristal dont le pied pendait entre le majeur et l'annulaire de l'une de ses mains. Il semblait le découvrir, alors que la pluie se versait dans le vin sans que celui-ci ne gagne en volume ni ne perde sa robe.

— Comme pour mes mots, répondit-il en rendant à la fée son regard. Pour le style. Pour le style, et uniquement pour le style. »

Sélénie hocha la tête, et retint une larme en s'en retournant dans sa sacoche.

Le temps des adieux prit fin, et les rênes claquèrent d'un même geste, lançant les trois destriers vers l'ouest. Le galop éclaboussant des bêtes laissa, loin derrière, le Messire Misères agiter un mouchoir de l'un de ses bras.

Une quarantaine de lieues séparaient La Bourgade et l'Extrême-Ouest où était bâtie la cité d'Ovilath. Cela équivalait à trois jours de chevauchée, si aucun désagrément ne venait les entraver. Bandits de grands chemins, bêtes sauvages, pièges : les dangers étaient nombreux à l'ouest du monde connu.

Pour l'heure, les cavaliers venaient de dépasser la portée du pouvoir du Messire. La hauteur des champs chuta drastiquement, et les vents gagnèrent en violence, agitant les épis comme des vagues en furie. Le vent hurlant et la pluie battante bercèrent le trajet, le ciel ne semblant pas vouloir tarir sa colère.
Ils et elles avaient quitté La Bourgade à l'aube, et ne s'arrêtèrent pas avant la tombée du jour. Le soleil crachait des gerbes de flammes écarlates en s'écrasant dans l'horizon, face aux aventuriers. Quand la première halte fut donnée, en pleine cambrousse sauvage, les hauteurs morcelées des chaînes du Berceau bordaient l'astre de flammes. À l'est, la Lune d'Opale et sa pupille draconique tardaient à poindre.

Au fond d'un léger cratère rocailleux et autour d'un feu de camp couvert, les cavaliers purent enfin souffler, masser leurs douloureuses courbatures, et surtout reprendre des forces.
Alors que chacun mâchait en silence un bienheureux pain nourricier, Paulin releva le regard vers Méturis, qui semblait méditer.

« Rappelez-moi le plan, demanda le héros.

Le prestre resta immobile, et ne répondit qu'après une lente et sereine expiration.
— Nous nous rendons dans la cité d'Arsenal, une lieue à peine au nord d'Ovilath. De là, nous emprunterons les égouts souterrains pour parvenir jusqu'à la Cité-Mort sans être vus. Il faudra tout de même nous montrer prudents : Arsenal sert de caserne pour les Paladins Noirs, et ce à l'échelle d'une ville entière.

Aliénor, assise, se pencha en avant, sa moitié de pain à la main.
— Vous n'avez pas abordé le prix qu'ont exigé les rats, me semble-t-il, fit-elle remarquer.

— En effet. L'émissaire rat de La Bourgade m'a assuré que le seul prix pour les informations serait la chute des Cinq. Mais je ne suis pas dupe ; ils nous feront sans doute payer le passage au prix fort une fois à Arsenal. S'il est une créature animée par la rancune, c'est bien le rat. Et j'ai du mal à croire qu'ils puissent laisser impunie notre dernière tractation...

— Boh... C'est pas comme si on avait le choix, de toutes façons... nota Sélénie. On peut reprocher beaucoup de choses aux rats, mais il faut reconnaître qu'ils ne mentent jamais - à défaut d'être honnêtes. S'ils disent pouvoir nous infiltrer en Ovilath, 'faut les croire et payer le prix.

— Nous verrons bien cela... » soupira Paulin, exténué.

Ils et elles débattirent par la suite sur l'ordre des tours de garde, avant de chercher le sommeil. Celui-ci, pour chacun, fut aussi léger que tourmenté, et infesté de cauchemars.

Ainsi qu'il fut ÉcritTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon