43 : Le voile du passé

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« C'était il y a longtemps, littéralement dans une vie qui n'est plus la mienne à présent. Ce sont là les souvenirs d'un homme qui est mort.

Il était une fois un enfant des rues de Boclehardi, bien à l'ouest d'ici. Il vivait de bas larcins et de hautes voltiges. Il avait appris à se montrer discret, et à semer les gardes quand il ne l'était pas assez.
Dans les villes du nord comme celle-ci, les laissés-pour-compte et moins-que-rien de son genre sont appelés nul-or, car ils ne possèdent rien.

Un jour parmi tant d'autres où la faim le tiraillait, l'enfant s'aventura dans l'un de ces marchés à ciel ouvert pour chercher pitance. Les récoltes, en ce temps-là, étaient bien maigres, car les champs subissaient la colère d'Ysgrith. Les céréales étaient hors de prix, et les gardes veillaient au grain.
L'enfant se crut plus malin qu'eux. Agile, il s'empara d'un pain sur un étal. Rapide, il s'élança entre les badauds et les commerçants.

Presque tiré d'affaire, un violent vertige le frappa soudain. Il n'eut pas le temps de se poser la moindre question sur son état que les gardes commençaient à l'encercler.
La tête lourde, il dut improviser une fuite dans ce quartier qu'il ne connaissait pas. Les sentinelles aux talons, il s'engouffra dans les ruelles de plus en plus étroites, espérant perdre ses poursuivants qui n'en démenaient pas.

À force de virages aléatoires, l'enfant se retrouva face à un cul-de-sac, où les gardes lui coupèrent tout espoir de retour en arrière. Mais alors que ces trois soldats s'apprêtaient à emporter leur proie, une porte s'ouvrit sur l'un des murs qui formaient l'impasse, et en sortit un prestre vêtu d'un grand voile blanc.
Celui-ci sortait un panier de linges tachés de pus et de sang, et se rendait sans nul doute auprès des lavandières. Il observa la scène de l'enfant apeuré, serrant le fruit de son larcin contre lui, acculé par les gardes. Il décida finalement de poser son panier, et de faire face à ces derniers.

« Que lui voulez-vous ? se dressa-t-il entre lui et eux.

— Ce nul-or a volé, présenta l'un des gardes avec le plus grand des calmes. Nous devons le pendre pour en faire un exemple.

— Vous tuez pour un morceau de pain ? s'étonna le prestre. Quel genre de mercenaires s'embauche pour si peu ?

— Attention à ce que vous dites ! mit en garde un autre. Ne vous avisez pas de nous insulter : nous agissons au nom du seigneur de Boclehardi !

— Et quel type de seigneur ordonne la mise à mort d'un enfant ?

— Il suffit ! rugit la dernière. Livrez-nous le nul-or sans faire d'histoire !

Le prestre tourna son visage voilé vers l'enfant, qui lui rendit un regard implorant.
— En fait, reprit le médecin, cet enfant était simplement chargé de faire mes courses. Idiot comme je suis, j'ai oublié de lui donner l'argent pour acheter le pain, aussi a-t-il cru bon de me le ramener sans vouloir me déranger pour des considérations aussi futiles que celle des pécules. Combien valait ce pain ?

— Vous vous fichez de nous ? s'insurgea la dernière soldate.

— Combien valait ce pain ? répéta-t-il. Je vous fournis l'argent afin que ce terrible casse soit réparé... Vous vous chargerez, bien sûr, de le rendre à qui de droit, n'est-ce point ?

Le second vigile comprit la manigance.
— Vingt pièces, lâcha-t-il, ferme.

— Que le pain est cher, ces temps-ci... Tenez, en voici trente. Il vous sera ainsi plus aisé de les répartir entre vous...

Un des soldats s'apprêta à réagir, mais le prestre, qui tendait la bourse, se reprit bien vite.
— ...afin que chacun aie la même charge, bien sûr... Ces pièces sont si lourdes, il serait injuste que seul l'un d'entre vous doive en porter le fardeau.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now