14. Messire Misères

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« Attendez un instant sur la place centrale, je vais le prévenir ! » avait indiqué Sélénie avant de prendre son envol et de s'engouffrer dans les ruelles de La Bourgade.

Aliénor et Paulin s'employèrent alors à observer ce village si particulier, tout en cherchant ladite place centrale.
Tous les bâtiments à colombages étaient construits penchés, chacun dans un sens différent, parfois même dans des sens opposés entre deux étages. Quelques unes de ces maisons, dont les fondations étaient pourtant séparées, semblaient tomber l'une dans l'autre et fondre l'un dans l'autre en un étage commun au dessus de la chaussée. Les deux visiteurs durent, plus d'une fois, passer sous une arche qui soutenait une de ces maisons bâtie sur d'autres maisons.

Il et elle parvinrent finalement, et sans mal, à la place centrale. La grand-place de l'hôtel de ville proposait, chose rare dans cette ville où les bâtiments se collaient et fusionnaient dans une esthétique et une architecture tordues, un espace presque aéré donnant sur le ciel écarlate. Bien des badauds flânaient, de tous âges et de toutes les couleurs, sur cette grande place qui semblait être le cœur du village. Des troubadours jouaient d'un orchestre discordant, à la mélodie enjouée d'instruments désaccordés. Des couples déambulaient en discutant de tout comme de rien. Des enfants couraient en riant.

De grandes dalles pavaient la place qui avoisinait la vingtaine de mètres de diamètre, sans doute pour avoir l'espace nécessaire à l'observation de la mairie elle-même.
Ce que les deux voyageurs avaient pris, de loin, pour un manoir, s'avérait être l'hôtel de ville de La Bourgade. Tout aussi tordu que le reste des constructions qui l'entouraient, celui-ci s'élevait à une quinzaine de toises de hauteur. Et malgré son architecture sinueuse, celui-ci ne donnait aucunement l'impression qu'il allait s'effondrer.

Des coups de bâtons frappés sur le seuil de la mairie tirèrent Aliénor et Paulin hors de leurs observations. L'appel résonna à travers toute la place.
Vêtu d'un costume bleu sombre aussi sobre qu'il était élégant, l'homme attendit le silence de la foule avant d'annoncer :

« Gentes gens, voici le Bourgmestre de La Bourgade, icelui aux si grandes soieries, l'illustre pourfendeur de la faim et des pleurs, j'ai nommé : Messire Misères ! »

Après trois ultimes coups théâtraux, les grandes portes de la mairie pivotèrent simultanément, poussées par l'annoncé Messire.

Haut de près d'une toise et quart, le bourgmestre était drapé comme nul autre. De haut en bas, ses atours allaient ainsi : sous un très large couvre-chef ocre agrémenté de plumes étoffées tombaient, sur les côtés, une chevelure de soie noire lissée jusqu'au menton, et dans son dos une longue tresse par trois fois attachée qui pendait jusqu'à ses reins.
Cette chevelure d'ébène encadrait un demi-masque de porcelaine blanche, couvrant son visage du haut du front jusqu'en bas du nez, lequel était ridiculement long. Une seconde moitié de masque, imbriquée sous le premier, se chargeait quand à elle de cacher la mâchoire du Messire et d'arborer un splendide sourire.

Son cou, anormalement long également, était habillé de deux cols. L'un jaillissait d'une chemise blanche et remontait toute sa gorge, et le second, de sa veste bleu marine, qui ne s'arrêtait qu'à mi-chemin.
Aucun de ses bras n'était en reste : aux épaules étaient tissés des manchettes en orbe, donnant sur un membre rachitique mais à la manche brodée d'or, puis une pièce bouffie englobant tout l'avant-bras d'un tissu noir, que complétait un blanc et élégant gant fin.

Un bras tenait un verre de vin, le pied de cristal entre le majeur et l'annulaire, tandis qu'un autre agitait avec manières un éventail distingué. Deux autres croisaient leurs doigts squelettiques dans son dos, et les deux derniers refermaient derrière lui les portes de la mairie.

Sa veste, enfin, s'élançait vers le sol en une large robe striée de plis millimétrés et perlée de fioritures de nacre. Tous ces atours attiraient l'attention, et tous les gestes précieux avec lesquels le Messire se mouvait retenaient le regard.
Tant et si bien que personne ne semblait remarquer que du Messire, l'on ne voyait pas la moindre parcelle de peau. Tous ne pouvaient que supposer qu'il en aie une, cachée sous ses soieries et ses masques.

Sous les applaudissements de la foule, le bourgmestre effectua deux exquises révérences, dans lesquelles ses six bras évoluaient avec fluidité, tantôt en soulevant un tissu de sa robe, parfois avec de grands gestes circulaires et solennels. Le poignet qui portait le délicat verre de vin se contorsionna en un pli impossible pour préserver le précieux liquide.
« Mes concitoyens, se lança-t-il d'une voix théâtrale une fois l'engouement allégé.
Certains en eussent déjà ouï la rumeur, et je tenais à la rendre officielle : mon sixième escallettre, soucieux, à rebours, en double orthoposé complémentaire, et d'ordre tétradécal, est enfin achevé ! Je ne puis plus tarder de vous le réciter ; il va comme suit :

" L'impécuniosité, ce maudissement qui, injustement, sape richissime comme pèquenaud, semble épargner Messire Misères. Bourgade trouva également futur miraculeux. Tous connaissent ici échappatoire au dépérissement.
L'irrévérencieux décisionnaire y prodiguerait sa bénédiction aux faméliques, sans escompter aucun paiement. Appelé Messire Misères, devenu seigneur, votre serviteur jura protection aux nécessiteux. Le bourgmaistre s'accomplissait, inlassablement.

S'ensuivit de nouveau un tonnerre d'applaudissements, auquel l'étrange créature répondit par une autre révérence, une de ses nombreuses mains sur le cœur. Le monde, sur la place, reprit alors son cours normal, bien qu'égayé par le cryptique discours du bourgmestre.

Sélénie jaillit de nulle part entre Paulin et Aliénor, détachant leur regard des hypnotiques gesticulations du Messire.
« Il adore se mettre en scène. » lâcha-t-elle en guise d'explication.

Une fois les félicitations de quelques admirateurs reçues et elles-mêmes dûment remerciées, le Messire aperçut les grands signes de main que lui lançait la fée, et descendit les trois marches du palier de la mairie dans sa direction.
Paulin était subjugué, et Aliénor méfiante. Un très mauvais pressentiment la rongeait.

« Sélénie ! Ainsi que ceux dont vous me parlâtes ! Soyez les bienvenus en La Bourgade !
Puissent mes distingués services rendre grâce à vos laborieux efforts. Êtes-vous venus à pied ? s'offusqua le Messire, portant une main à sa bouche pour exprimer son profond désarroi.

— Oui, répondit Aliénor à l'étrange être dérangeant. Nous venions vous voir pour...

— Je manque à tous mes devoirs ! Pardonnez ces impolitesses, mon rôle d'hôte s'en voit entaché. Permettez-moi de vous offrir le gîte et le couvert, vous me conterez tout une fois rassasiés.

Aliénor s'apprêtait à répondre, mais le Messire sembla lire sur ses lèvres avant même que celles-ci ne formulent le moindre mot.

— J'insiste. Tristes sont les conversations avec des ventres vides ; car ce sont ces derniers qui se mettent à parler. »

Comme pour lui donner raison, le ventre d'Aliénor émit un étrange gargouillis.
Elle abdiqua.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now