37 : Ixikriss, Dernier des Cinq

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L'ouragan, brutal, déchaînait sans relâche son ire dévastatrice. Ses nues d'orage tournaient autour du vaste toit du bastion Solitude comme autant de squales louvoyant autour de leur proie.
Le vent, la pluie et la foudre s'abattaient sur ses briques noires et brillantes avec colère. Parfois, dans les lambeaux de ciel mutilé, un visage enragé se dessinait le temps d'un orage. Une tempête élémentale, plus que toute autre, rappelait à chacun à ce dont la nature était capable.

Paulin dégaina son épée, scrutant le ciel tumultueux à la recherche d'une quelconque silhouette reptilienne. Aliénor, brandissant sa hache, fit de même. Méturis empoigna fermement son bâton, psalmodiant à voix basse ses prières. Sélénie, droite malgré les vents, serrait son ridicule poignard avec fougue.

C'est alors que retentit le rugissement divin du Dernier. À la fois rire moqueur et hurlement bestial, la tempête sembla se plier à sa volonté, et se mut pour façonner un gigantesque crâne draconique dans le cyclone.
La gueule, aussitôt, s'ouvrit en grand. Si grand qu'elle pouvait avaler le fort en entier d'une seule bouchée. Les nuages qui la constituaient se noircirent, des dents de foudre se formèrent, et des tréfonds de sa gorge de vortex fut propulsée une bourrasque de flammes noires aux reflets bleutés qui fondit vers les héros et héroïnes avec la vitesse de l'éclair.

Paulin eut à peine le temps de s'élancer devant ses compagnons et d'élever sa lame bénie entre eux et le souffle du Dernier. L'épée prit aussitôt feu, rayonnant d'un Purbrasier éclatant. Les flammes blanches se dressèrent contre les noires, et seules ces dernières s'éteignirent.
Quand l'équipe put à nouveau observer le ciel, le colossal crâne draconique habitait encore le cyclone. Dans ses orbites autrefois vides s'ouvrirent deux titanesques yeux jaunes d'où jaillirent des salves d'éclairs. Ces globes oculaires portaient, à la place d'un iris et d'une pupille ordinaires, des paupières verticales, qui s'ouvrirent sur deux autres membranes, et encore, formant une fractale infinie de regard aveugle.

Tout comme le regard scrutateur de Valin avait su le faire, cette vision des enfers plongea les héros et héroïnes dans une transe à la fois contemplative et insidieuse, leurs esprits comme aspirés par le néant des yeux de la bête.
Les cyclones se tordirent pour afficher un rictus sadique de satisfaction sur le visage du Dragon, et les nuages se teintèrent du noir des flammes qu'il s'apprêtait à souffler.

Sélénie, la première, s'extirpa de son état de stupeur. Elle fusa en urgence devant Paulin, dont le regard livide ne semblait pas même voir la fée qui se tenait devant lui.
« Paulin ! hurla-t-elle, plus fort que la tempête. Ce ne sont pas ses vrais yeux ! Réveille-toi, vite ! C'est comme le... le papillon, au bois d'Opale ! Ce n'était pas un démon d'Ixikriss ! »

Les paupières du chevalier papillonnèrent, comme sortant d'un cauchemar, et il contra de justesse le souffle de flammes.
Alors que les volutes noirâtres se dissipaient, Méturis et Aliénor reprirent lentement leurs esprits. Tous purent enfin discerner la véritable forme, s'il y en avait une, du Dernier des Cinq.

Les deux titanesques ailes lépidoptères du Dragon, sur lesquelles étaient affichées ses yeux factices, se replièrent le long de deux longues pattes articulées en trois axes. Une autre paire d'ailes d'où jaillissaient deux balanciers filiformes firent de même autour de pattes semblables à celles d'une sauterelle démesurée.
Ces pattes insectoïdes, de même qu'une bonne vingtaine d'autres paires armées de pinces effilées, portaient le corps du Dragon, protégé d'une robuste armure de chitine couleur d'os. Au bout de sa queue, un dard noir et suintant se balançait au creux d'une mâchoire dentée.
À l'autre extrémité se portait la tête à cinq cornes articulées du Dernier. Six petits yeux sournois épiaient avec gourmandise chacun des héros, et sa gueule décomposée en maxilles et mandibules squalides salivait d'avance au festin qu'il se ferait de leurs corps.

Une énergie sombre se concentra dans son buste, tandis que ses myriades de pattes le faisaient glisser à toute vitesse vers ses proies.

En pleine course, il cracha des salves de boulets de sombres flammes bleutées, que Paulin para avec hargne.

Arrivé à deux toises du groupe de mortels ridicules qui se dressaient face à lui, ses pattes l'élevèrent, et son cou se ploya comme celui d'un serpent prêt à fondre.
Un éclair zébra le ciel à cet instant, découpant sa forme cauchemardesque dans les cieux sombres.

Paulin se jeta vers le Dragon, épée en main, et frappa le monstre au poitrail.
Ixikriss, toute divinité qu'il fut, parut soudain surpris avant de subir la douleur de ce coup. Cet instant d'hésitation suffit à Paulin pour asséner une deuxième frappe, avant qu'une pince ne le balaie hors de portée.
Le Dernier se cabra, hurla, se débattit comme un diable contre la souffrance qui émanait des deux cicatrices lumineuses qu'arborait à présent sa poitrine.

Le Dragon reprit lentement son souffle, s'ébroua, et tourna vers ses adversaires un regard haineux et méprisant.

« Varlok disait donc vrai, cracha-t-il d'une voix aiguë. Le pouvoir des Anciens est bel et bien de retour...
Au nom des Cinq, je mettrai moi-même un terme à tes efforts futiles ! Et les Anciens tomberont à nouveau dans l'oubli dont ils n'auraient jamais dû sortir !

— Ixikriss ! appela Paulin, sa lame flamboyante en garde.
Nous venons libérer ce monde du joug des Cinq et de la crainte que ceux-ci imposent ! Nous venons vous détruire, Dernier !

—Tu es pathétique, railla le Dragon en glissant sur ses pattes vers le chevalier. Tu es l'envoyé de divinités grabataires et chétives, je suis un Dieu. Tu es un mortel, né nu depuis ta chair et ballotté au gré d'une fatalité qui te dépasse, alors que je suis un Dragon, émergé armé depuis les profondeurs de la Brèche-Mère et destiné à régner !
Et tandis que tu brandis un vulgaire éclat de métal forgé rafistolé à un ridicule enchantement, je maîtrise les éléments, et commande à la tempête ! »

D'un prodigieux bond de ses pattes arrières, le Dragon s'éleva au cœur du cyclone, et déchaîna la rage de celui-ci. Sélénie, chétive et légère, fut aussitôt happée par une bourrasque.
Le rire du Dernier hanta chaque souffle de vent, chaque goutte de pluie acerbe et chaque éclat de tonnerre.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant