2. Le Temple englouti

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En une dizaine de secondes, la bête avait triplé de taille. Dans un premier temps, cela avait été comme si les muscles de l'agnelle gonflaient, en déchirant peu à peu la peau tendue volée à la brebis originale.
Les déchirures laissaient paraître une chair bleu sombre et à vif, qui bientôt engloutirent les lambeaux d'agneau comme un flot visqueux et corrosif.

Puis cette masse de muscles, haute d'une bonne toise, soit environ deux mètres, perdit de sa consistance et se mit à fondre. Dans les remous de gelée se dessinaient des mimiques de têtes ovines et de visages grotesques et déformés, rapidement emportés par cette marée vivante.

À peine Paulin eut-il le temps de lever son bâton que le monstre le fouettait d'une sorte de queue sur laquelle trois visages hurlaient, projetant le berger contre les roches. Son crâne heurta latéralement une douloureuse pointe granitique, ce qui étourdit fortement le jeune homme.

La créature rampa - ou bien coula, à vrai dire - vers sa proie, en essayant plusieurs fois d'imiter son visage avant que celui-ci ne fonde.
Paulin s'était levé avant qu'elle ne l'atteigne, et faute d'échappatoire, brandit fébrilement son bâton entre lui et la bête.
Un bras de chair liquide engloutit l'arme précaire et la jeta au loin, tandis qu'un ricanement lugubre faisait tressaillir l'ensemble du corps du monstre.

Paulin se voyait déjà digéré par cette entité immonde quand un éclair d'acier jaillit de la forêt pour se planter dans le dos du monstre, avec une ignoble éclaboussure.
Précédée par un cri de guerre, Aliénor bondit sur la gelée de chair et arracha la hache qu'elle lui avait jetée pour trancher à grand coup ses extrémités, qui sans cesse repoussèrent en puisant dans la masse globale.

Dans la douleur de son démembrement, la créature balaya Paulin en tournant sur elle même pour attraper cette furie qui la coupait en morceaux.
Le berger vola sur quelques mètres, se cogna, glissa, roula et enfin chuta dans la crevasse qui divisait la clairière rocheuse.
Et quand il eut finit de tomber au fond du gouffre, il sombra dans l'inconscience.

~

« Paulin ! »

« Paulin, réveillez-vous ! »

Le berger entrouvrit les yeux, encore convalescent.
Il faisait noir, mais une torche plantée entre deux pierres éclairait légèrement les lieux.

Aliénor se tenait debout, face au berger assis.
« Vous voilà en vie ! Le contraire m'aurait chagriné, sachez-le.

— Qu'est-ce que... où sommes-nous ? demanda douloureusement le berger.

— Au fin fond de cette crevasse où vous avez eu le bon cœur de chuter. Ne craignez plus le phobogène : je lui ai réglé son cas.

— Le... phoboquoi ?

— La bête, là haut. En passant, toutes mes condoléances. Biquette était une biquette pleine de vie.

— Le monstre ? Mais il pouvait...
Ses souvenirs lui revinrent aussitôt.
— Prouve moi que tu n'es pas cette horreur ! ordonna-t-il à sa sauveuse.

— Nous nous tutoyons, désormais ? Je ne nous savais pas si intimes... railla Aliénor en faussant la flatterie. Avec plus de sérieux, se reprit-elle, il y a une preuve évidente que je suis bel et bien humaine.

— Qui est ? demanda Paulin après un silence qui semblait volontaire.

— Que vos entrailles sont encore intactes. » lâcha-t-elle pince-sans-rire.

Paulin se sentit prêt à se relever, mais une douleur fulgurante le cloua sur place à peine eût-il esquissé le moindre geste.
« Attendez un peu, conseilla Aliénor en soulevant Paulin par dessous le bras. J'ai pansé vos blessures comme j'ai pu, mais vous avez tout de même fait une sacrée chute.

— Depuis combien de temps ? gémit Paulin en essayant de se tenir à peu près stable, épaulé par la jeune femme.

— Deux heures, tout au plus. Il y a une sortie à cette caverne par ici, indiqua-t-elle d'un coup de menton en avant. Nous n'aurons pas besoin de grimper la crevasse. En avant !

— Je... merci, bafouilla le berger.

— J'ai cru mal entendre, plaisanta-t-elle.

— Merci beaucoup, Aliénor. Vraiment.

— Je vous en prie. En revanche, tout ceci signifie une chose assez déplaisante pour vous, j'en ai bien peur.

— Je... pardon ?

— Eh bien, vous ne me devez rien de plus que la vie. C'est une sacrée dette.

Paulin la dévisagea, incrédule.
— Je plaisante ! Un petit peu. Continuez d'avancer, je vous prie.

— Vous êtes restée deux heures à mes côtés ?

— Bien sûr que non. Endormi, vous êtes d'une bien trop mauvaise compagnie. J'ai aussi effectué une prospection des grottes pour trouver notre sortie. D'ailleurs...

— D'ailleurs ?

— D'ailleurs il n'y avait pas ça, quand j'ai exploré tout à l'heure...

Paulin se dégagea de l'épaule avenante de sa bienfaitrice, et tituba à ses côtés pour observer, à la lueur de la torche, un bien étrange édifice. On aurait dit une sépulture, ou un temple, creusé à même la roche.
Le berger s'avança difficilement sous l'arche de pierre, suivi par Aliénor. L'unique salle circulaire, large d'une dizaine de toises, était taillée dans une roche claire. Une sorte de gigantesque autel trônait au centre, et la lumière de la torche dévoilait des gravures sur les murs, détaillant des silhouettes humaines à genoux, certaines portant un plat d'offrandes ou un panier sur leurs épaules. L'atmosphère était lourde, comme si une présence invisible pesait sur Paulin et Aliénor.

Subitement, après quelques pas seulement dans la structure, l'autel s'embrasa de flammes blanches et éclatantes, dont la clarté étouffa celle de la torche ridicule.
Une lourde voix s'éleva des tréfonds des siècles, puissante mais point menaçante.

« Toi qui pénètre ce sanctuaire, Nous te choisissons pour accomplir Notre volonté. Qui es-tu, Homme au cœur des plus purs ?

Paulin crut rêver. Après tout, il n'était qu'à moitié remis de son choc, et ces flammes pouvaient tout aussi bien être issues d'une hallucination.
— Je suis Paulin Destoisons, se présenta-t-il, incrédule, aux flammes.

Toi, Paulin Destoisons, es désormais l'Élu qui vaincra les Cinq, bannira les Maux et fermera à jamais la Brèche. Il en est ainsi de par Notre volonté.

Mais qui êtes vous ? demanda Aliénor, furibonde d'être mise de côté par cette entité mystique.

Les flammes ne répondirent pas.
— Qui êtes-vous ? redemanda Paulin, pour lequel la réponse avait un certain intérêt. Après tout, quitte à être nommé Élu, autant savoir par qui.

Nous sommes le Dragon Ancien de la Pureté de l'Âme et du Corps, oublié par les peuples depuis l'avènement des Cinq d'un autre monde. Nous, Dragons Anciens, étions autrefois les gardiens bienveillants de toutes les terres. Mais la Foi des Hommes se perdit, et nous ne pûmes qu'assister, impuissants, à l'ouverture de la Brèche que nous maintenions close. Mais Toi, Paulin Destoisons, vaincra les Cinq Dragons Usurpateurs, bannira les Maux qu'ils portent, et fermera à jamais la Brèche.

Demande à ce feu de camp céleste comment tu vas t'y prendre, proposa Aliénor, encore plus enragée à présent qu'elle savait à quel point cette divinité la considérait.

— Comment dois-je m'y prendre, Ô Dragon Ancien de la Pureté de... de la Pureté ?

Loin au Nord, à la frontière de l'Empire d'Ysgrith, se trouve le sanctuaire de Notre frère de cœur, le Dragon Ancien de l'Espoir. Lui vous offrira l'épée qui porte le pouvoir de sceller le Mal et fermer la Brèche. Tu es l'Élu qui sauvera ce monde, Paulin Destoisons. Car il en va de Notre volonté. »

Aussitôt, les flammes s'éteignirent comme si elles avaient été rêvées.
« Et maintenant ? » osa demander Aliénor, tirant Paulin hors de ses pensées.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now