1. La brebis de Carmin

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Le ciel, en ce début d'après-midi, scintillait d'une douce lueur rougeâtre aux reflets de cuivre.
Quiconque d'étranger à ce monde craindrait, face à un tel spectacle, que le ciel ne s'écroule sur la terre et n'embrase toute forme de vie dans un déluge de flammes.
Fort heureusement pour ce monde-ci, l'Apocalypse qu'annonçait ce ciel écarlate s'était déjà manifestée. Et malgré l'ouverture de la Brèche et l'avènement des Dragons, la vie avait suivi son cours depuis presque un siècle.

Ainsi, sous des nuages aux couleurs de cendres et de suie, une poignée de braves ovidés placides paissaient dans une prairie d'herbe sèche, sous le regard peu soucieux de leur berger.
Celui-ci, svelte et maigrelet, somnolait appuyé contre le bâton propre à son corps de métier. Des cernes plus profonds qu'une tombe s'étaient creusés sous ses yeux noisette, et sa tignasse blonde - ainsi que son duvet juvénile - pâlissaient davantage une peau déjà blême comme un mort.

Une série d'aboiement le tira hors de ses rêveries. Un chien de berger grondait une brebis hors de portée, qui s'enfuyait par petits bonds, comme pour narguer son gardien canin, vers une forêt déjà apprêtée pour l'automne qui venait. Ce n'était pas la première fugue de l'animal, à vrai dire.
Paulin - car tel était le nom du berger - soupira un long moment. La brebis échappée, de même que le reste du troupeau ainsi que des trois chiens, n'était pas à lui.
Dans le merveilleux système de servage auquel Paulin était soumis, presque rien ne pouvait appartenir à la roture, pas même leur propre liberté : tout était exclusivement possession du seigneur Carmin, gracieusement accordée par ce dernier à ses nombreux serfs. À vrai dire, Paulin ne possédait réellement que l'épée léguée par feu son paternel, et le seigneur ne perdrait pas une occasion de s'en emparer.
S'il perdait cette brebis, il perdrait alors un bien qui ne lui appartenait pas. Légalement, cela était du vol. Au centre de la place centrale du village, un pilori l'attendrait alors pour lui servir de domicile pendant au moins trois bons jours, afin qu'il serve d'exemple aux autres serfs quant aux conséquences du manque de rigueur.

Il se mit en route, à l'avance lassé par tant d'efforts, et ordonna aux chiens de garder le reste du troupeau. Il aurait été fâcheux de risquer plus gros que ce qui pesait déjà sur lui.

Traversant l'orée des bois, il scruta les ténèbres de la forêt. Au village, les bûcherons racontaient qu'une colonie de rats s'y était installée. D'autres racontars portaient sur un campement gobelin.
Paulin, pour s'y rendre aussi souvent que les escapades quotidiennes de son agnelle, ne connaissait à ce bois qu'une seule résidente susceptible de déchaîner autant les passions des curieux. Le berger l'appelait sorcière, elle se prétendait druidesse, et se nommait Aliénor.

Bientôt, il passa devant la masure aussi bien soutenue que dévorée par les mousses et les lierres où résidait ladite femme. Elle était affairée à couper du bois, à grands coups de hache, ses bras à nu dévoilant une musculature fine sous les rares rayons qui passaient la canopée roussie du bois. Ainsi perdu au beau milieu de la forêt, cet endroit tapissé d'abondantes fougères bénéficiait d'une ambiance tamisée et calme, propice à l'ermitage. Car Aliénor, en marge du village, n'était pas la propriété du seigneur Carmin - ce dont elle se vantait souvent.
Les grands yeux marrons miroitants d'or d'Aliénor quittèrent vite les bûches pour accueillir Paulin d'un regard un brin moqueur. Sa hache se planta dans la souche qui servait de support, et Aliénor superposa ses mains et son menton sur le bout du manche dressé de l'outil.

« Paulin ! lança-t-elle, pétillante. Quel bon vent vous amène ?

— Vous n'auriez pas vu cette satanée bête ? demanda-t-il sans entrain ni respect pour les règles de politesse.

— Bien sûr que si. Biquette est partie par là, répondit-t-elle en penchant sa tête dans la direction indiquée.
Des mèches rousses et bouclées dévalèrent de ce fait ses épaules musclées.

— Et vous n'auriez pas pu l'arrêter ? rouspéta, las, le berger.

— J'ai du travail aussi, figurez vous, se justifia Aliénor en tirant sa hache hors de son socle. Et on dirait bien que je le fais mieux que vous ! » ajouta-t-elle, moqueuse, en fendant une bûche.

Paulin la remercia en marmonnant dans sa barbe, bien qu'inexistante, et emprunta le chemin indiqué. En cette période de l'année, la végétation était encore dense malgré les couleurs vermeilles des feuilles, aux branches comme au sol, et progresser dans la forêt s'avéra assez difficile. Qui plus est, il s'aventurait alors à travers un terrain rocheux et glissant.
Le berger allait abandonner quand il aperçut une tache de sang sur les fougères, et une traînée menant à un coin plus dégagé et rocailleux.
N'écoutant pas même le plus basique des instincts de survie, il se mit à suivre la piste de sang quand il entendit un mouvement dans les fourrés. Une pesante sensation d'être observé tomba sur lui, et son cœur se mit à craindre davantage pour sa survie que de subir le pilori. Après tout, mieux valait vivre un cauchemar que de mourir dedans.

Le bêlement de la brebis le ramena à lui avec un sursaut. Paulin s'élança alors vers la clairière d'où provenait le cri, maintenant son fidèle bâton entre ses deux mains tremblantes.

Le terrain était bien plus accidenté par là-bas, une large crevasse scindait même le sol de gravats de part en part. La piste de sang frais n'en était que plus visible, et le pressentiment de Paulin que plus grand. Peut-être était-elle simplement tombée dans la fissure ? Non, sinon pourquoi y aurait-il du sang à l'extérieur ?

Comme pour couper court au torrent de questions angoissantes qui manquait de le noyer, la brebis reparut. Elle gambadait tranquillement, innocente et immaculée. Le sang tout autour d'elle ne semblait pas avoir pu la souiller, tandis qu'elle revenait auprès de son berger et se frottait contre lui.
Paulin fut ravi de la revoir saine et sauve, mais demeura intrigué par les traces de sang. Gardant un œil sur l'agnelle retrouvée, il remonta la piste entre les rochers. La brebis sembla vouloir le retenir, d'abord en attirant l'attention sur elle à force de bêlements et de câlins, puis en mordant le pull de laine du berger pour le tirer en arrière.

Ces deux tentatives furent aussi inefficaces l'une que l'autre, et Paulin trouva enfin, au détour d'un couloir rocheux, l'origine de la trace. Le corps, sans vie ni boyaux et complètement écorché d'une brebis, jonchait les gravats, comme dévoré par une bête sauvage.

Pourtant, Paulin n'avait vu qu'une seule brebis s'échapper.

Il commençait seulement à se remettre en question sur ses capacités à garder le moindre bétail, quand il nota quelque chose d'étrange sur la brebis qui était encore debout.

Ses yeux étaient d'un bleu intense et sans la moindre pupille. Et ils scintillaient de gourmandise.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now