8. Chair et Acier

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Paulin, jusqu'alors, n'avait jamais tué. Et cette première expérience l'en dégoûta assez pour qu'il se promette de ne jamais le refaire - Dragons mis à part.
Malheureusement pour ses convictions, il était en plein milieu d'un champ de bataille, et sa vie dépendait du combat.

Il retira son épée du corps difforme du gobelin. Ce dernier tomba, sans vie, sur le sol déjà imprégné du sang des combats. La lame du soldat aussi s'était teintée de rouge. L'odeur et les entrailles qui glissèrent hors du monstre remontèrent les tripes de Paulin, qui contint une amère remontée.

De même, l'ancien berger n'avait jamais rencontré de gobelins jusqu'à ce jour. Et, pareillement, c'était une expérience dont il aurait préféré se passer. Portés par deux courtes jambes maladroites, ces créatures s'aidaient de leurs longs bras pour courir d'une démarche simiesque avant de bondir sur leur proie. Même si certains portaient un poignard, un tesson rapiécé ou un gantelet de fer aux griffes d'acier, cela ne leur servait jamais d'arme principale : sitôt jeté sur son ennemi, le monstre plantait ses cinq rangées de crocs sur la moindre parcelle de chair visible, ou bien s'évertuait à concasser ses os à grands coups de mâchoires dans le cas contraire.

Et quelles mâchoires... S'ils portaient presque tous des pièces d'armure aux formes aussi différentes qu'hétéroclites, jamais le heaume des gobelins ne masquait leurs gueules ; quelques uns formaient une rangée de crocs supplémentaire en acier. La bouche ouverte d'un de ces monstres laissait voir ses myriades de dents pointues éparpillées sur des gencives boursouflées, dans lesquelles il n'était pas rare de percevoir l'éclat d'une canine en verre, en écharde ou encore en métal.
Autant dire qu'une morsure portée par une pareille créature laissait derrière elle des séquelles irréversibles, mais aucune portion de chair.

De plus, ces gobelins attaquaient en bandes de trois ou quatre, et adoptaient bien plus une attitude de prédateurs en chasse que de soldats en guerre : ayant repéré une proie à l'écart, ils la cernaient de toutes part, l'isolant davantage encore de toute aide extérieure, avant de bondir simultanément dessus et de s'en faire un festin.

Or, Paulin était isolé des groupes de soldats. Seule à ses côtés, Aliénor moulinait des grands coups d'une épée ramassée pour tenir les cinq peaux-vertes à distance, mais ces derniers savaient se montrer patients. Devant préserver ses efforts pour l'affrontement direct, elle cessa son intimidation et se tint prête à pourfendre du gobelin.

Aucun signe n'annonça l'assaut : sans un geste de concertation, sans le moindre ordre suggéré, les monstres bondirent griffes en avant et mâchoires grandes ouvertes.
D'un seul coup d'épée, Aliénor fendit l'un d'eux et en ouvrit un autre. Paulin, quant à lui, n'avait de réelle expérience du combat que de nombreux coups donnés contre un pantin de paille : un contre chanceux lui permit de conserver sa jambe, mais son esquive fut trop lente, et les ongles tranchants d'une peau-verte déchirèrent la manche de sa chemise sans pour autant s'agripper à son bras.

Amorçant une riposte maladroite, Paulin frappa aux côtes le gobelin qui l'avait entaillé du plat de sa lame plutôt que du tranchant. Le monstre lâcha un cri rauque en tombant sur l'autre flanc.
Déjà le premier gobelin revenait à la charge ; et le soldat tendit son épée à l'horizontale pour bloquer la bête. Paulin ne sut s'il était trop enragé ou tout simplement stupide, mais le monstre mordit à pleine gueule la lame d'acier. Des bruits d'os brisés retentirent, tandis que deux filets de sang jaillirent du bord des lèvres gercées du monstre. Ce dernier tomba à la renverse, en malaxant sa mâchoire déformée de ses mains.
De son côté, Aliénor retirait sa lame du buste de son monstre d'adversaire, dont l'étincelle de haine et de vie s'éteignait lentement de ses yeux. Ôter la vie paraissait si simple pour elle...

Laissant ses deux gobelins gémir sur un sol de boue et de sang, Paulin chercha un abri, un groupe de soldats, ou n'importe quel lieu plus sécurisé que le milieu d'un champ de bataille, où n'importe quelle horde de peaux-vertes pouvait faire d'eux un repas.

C'est alors qu'il les vit. Les Paladins Noirs, tel qu'il apprendrait plus tard le titre. Trois chevaliers, chacun dépassant la toise, chacun dans une armure noire comme la nuit et luisante comme le sang, chacun marqué du sceau d'Ovilath, chacun brandissant une épée différente.
Inexorables, ils marchaient comme un seul vers une soldate qui leur tournait le dos, non loin. Celle-ci tendait la main à un autre soldat tombé au sol, mais la distance et le sang des gobelins occis empêchaient d'en distinguer bien plus.
Cependant, quand le blessé agrippa le bras de sa secouriste pour se redresser, Paulin reconnut à sa flamboyante moustache blonde le soldat Loyal. L'armure de noir et de pourpre de la femme qui l'aidait à se redresser devait donc référer à une section spéciale des troupes de Saint-Égide.

Menaçants, les Paladins Noirs poursuivaient leur marche vers ces deux rescapés.
N'écoutant que son courage et sans concertation aucune avec Aliénor, Paulin se lança vers les soldats en vue de leur prêter main forte contre les trois chevaliers, qu'ils ne semblaient toujours pas avoir vus.
Quand l'un des Paladins leva son arme pour frapper la soldate écarlate dans le dos, Paulin était encore trop loin pour agir.

« Derrière vous ! » cria-t-il aussi fort que ses poumons embrasés ne le lui permettaient.

La soldate leva le regard vers Paulin, fit volte-face, et put stopper de justesse la lame noire qui fondait sur elle.

Paulin fut soudain retenu dans sa course, à une dizaine de toises du combat. Aliénor l'avait rattrapé.
« Il faut les aider ! protesta Paulin en se dégageant de l'emprise de son alliée.

— Les aider ? s'étonna la jeune femme en écarquillant les yeux.
C'est Témeriel de Rocacier, là-bas ! L'un des Commandeurs du Second des Cinq, et celui qui a lancé cette attaque !

Le soldat fut confus.
— Mais... elle aidait Loyal, et...

Il se retourna vers les autres. Témeriel luttait de son épée contre un premier Paladin, en restant à distance du deuxième. Le dernier chevalier, quant à lui, retirait son énorme lame du buste de Loyal, comme on retirerait un glaive de son fourreau.

Paulin, complètement perdu, chercha conseil dans le calme regard d'Aliénor.
— Tu le vengeras en vainquant les Dragons. Ce combat ne nous regarde plus, et une quête plus grande nous attend. »

À regrets, Paulin acquiesça, et suivit Aliénor vers le nord et la suite de sa quête.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant