40 : De l'importance du titre

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Le système spécifique des armoiries datait d'avant le Jour de la Brèche, et, grandement apprécié par le Second ainsi que la Quatrième, fut conservé sous la gouvernance draconique.

Chaque dynastie sans terre portait un nom propre à sa famille, mais celui-ci ne servait dans les faits qu'à tisser les généalogies des nobles. Car le nom sous lequel une figure se faisait connaître était le nom de son fort.

Un tel système, en particulier dans l'ancien temps - avant le Jour Maudit - avait mené à la construction de pléthores de châteaux, bastions, castels et autres donjons par des lignées entières d'aristocrates soucieux de se faire un haut nom. Bien que peu de ces édifices aient été détruits, bon nombre d'entre eux avaient été abandonnés après les événements de la Brèche.
Toutes ces grandes familles avaient donc perdu leurs noms, car tous ne le portaient que pour le temps durant lequel elles était maîtresses du fort et de ses terres.

Par ailleurs, les règles s'étendaient jusqu'au nom que devait porter un fort nouvellement construit.
Le commanditaire des travaux avait deux choix : il pouvait inventer un nom, généralement en fonction des caractéristiques des terres environnantes, comme le Castel de Rocacier, sans doute baptisé ainsi de par les nombreuses mines de fer et carrières que l'on y trouvait jadis.
Ou bien il donnait son nom de famille au fort, ce qui supprimait le titre familial : un même nom ne pouvait pas être à la fois titre de famille et titre de possesseur terrien.
Rares étaient les exemples, mais l'un d'entre eux était le plus célèbre de tous : en effet, la Cité-Mort d'Ovilath portait ce nom d'après sa Seigneuresse légitime, la Quatrième des Cinq en personne.

De toutes ces règles de titre nobiliaire séculaires découla le fait suivant : quand l'émissaire envoyé par les Hautes-Terres arriva en La Bourgade, elle n'était plus Blanche de Saint-Égide, car elle avait perdu son fort.

Montée sur un blanc destrier, la délégation Hautes-Terrienne traversa, un regard méprisant survolant les paysans qui s'écartaient de sa route, les rues de La Bourgade.
La foule la suivit jusqu'à la grande place centrale, où elle encercla à distance la cavalière. La crainte luisait dans le regard de certains, un air de défiance chez d'autres.

Du haut du palier de l'hôtel de ville, Messire Misères descendit solennellement chacune des marches de pierre, les six mains jointes en avant et un masque sobre au visage.

« Sœur Blanche, clama-t-il si tôt au sol, je parle au nom de La Bourgade en vous remerciant chaleureusement d'avoir considéré avec tant de diligence notre requête.

— J'ai effectivement pu constater le chaleureux accueil que vos gens m'ont gracieusement réservé, railla la Blanche d'une voix froide et grinçante.

Une rumeur de protestation étouffée parcourut l'assemblée des villageois, et un frisson descendit le dos du bourgmestre.
— La situation étant d'exception, je propose de nous atteler de suite à la mise en place d'un accord de protection, tenta-t-il de rattraper en indiquant l'hôtel de ville de deux de ses bras.

L'ambassadrice jugea un moment le Messire, et resta immobile malgré les invitations gestuelles de ce dernier à entrer dans la mairie. Elle répondit, stoïque :

— Avec joie. Nos termes sont les suivants : nous exigeons la construction d'une chapelle de Pureté, qui ne soit pas réalisée par le même architecte que le responsable de vos... bâtiments. Nous ordonnons également le démantèlement de tout culte impie, à commencer par le renvoi immédiat de votre prestre.

La rumeur se mut en clameur féroce. Blanche demeura impassible, le regard rivé sur le Messire. Celui-ci parut vouloir répondre, mais l'émissaire le prévint par avance :

— Ces deux ordres ne sont aucunement à remettre en question. Nous ne négocions pas avec l'impureté. Si vous n'y agréez pas, nous nous verrons dans l'obligation de décliner votre appel à l'aide.
J'ajoute par souci d'honnêteté que nous ne pourrons supporter longtemps de protéger ni de cohabiter avec une engeance impure, Messire. »

Ce fut la goutte de trop. Les paysans scandèrent des jurons à l'émissaire, certains lui jetèrent des pierres glanées au sol qui manquèrent heureusement leur cible. Malgré les vains appels à la raison du bourgmestre, La Bourgade semblait prête à lyncher la représentante des Hautes-Terres quand la note grondante d'un cor d'alerte retentit.

En deux secondes à peine, la place se tut dans un silence glacial, et se tourna vers la source de l'alarme. Un garde accourait, essoufflé, depuis l'une des tours de guet de La Bourgade.
Il s'arrêta face au Messire, les poumons en feu. Sa voix porta cependant assez fort pour que chacune des gens de la place puisse l'ouïr.

« Deux wyvernes volent dans notre direction, Messire. Elles sont chevauchées.

— Portent-elles des armoiries ? Un blason ?

— Aucun, monseigneur. Elles seront sur nous d'ici deux minutes.

Blanche se permit de rejoindre le Messire dans cette conversation.
— Vous ne nous mentiez pas, commenta-t-elle. Votre hameau a en effet besoin des Hautes-Terres. Nous vous avons donné nos termes. À vous de vous y soumettre.

— Pensez-vous réellement pouvoir nous défendre contre deux vouivres ? s'insurgea-t-il. Seule ? Sans arme de jet d'aucune sorte ?

— Vous sous-estimez le pouvoir de la foi, me semble-t-il.

— Soit, siffla le bourgmestre, le cœur lourd. Soyez l'égide de La Bourgade, et nous nous plierons à vos exigences.

— Dans l'autre sens, imposa l'ambassadrice avec un sourire suffisant. Jurez allégeance et nous vous défendrons.

— Pensez-vous réellement que cela soit le moment pour ce genre de palabres futiles ? s'emporta-t-il.

— Pensez-vous réellement que vous aviez le luxe du choix ? répliqua l'autre, implacable.

Fulminant, le Messire chercha la menace des vouivres dans le ciel. Ce qu'il y vit, contre toute attente, le ravit.
— Nous refusons votre offre, indiqua calmement le bourgmestre en se retournant, une étincelle de défi dans ses yeux d'or.
Cependant, nous vous enjoignons à demeurer quelques temps à La Bourgade : les négociations prendront bientôt un tout autre tournant. »

Blanche souleva un sourcil, entre l'outrage et la curiosité.

~

Bientôt, les wyvernes montées entreprirent d'atterrir sur la place, en face de l'hôtel de ville. Les villageois apeurés firent vite place, alors que le premier reptile aux écailles de couleur sang sombre posait ses griffes sur les dalles de pierre et repliait ses ailes.
Sur son dos, Paulin tenait d'une main une bride de corde, et brandissait d'une seconde une lame rayonnante de Purbrasier.

La seconde vouivre se réceptionna aux côtés de la première, et en descendirent Aliénor et Méturis. Aux flancs des deux créatures étaient attelés de nombreux sacs de cuir, bondés.

Paulin calma la bête domptée, puis se dressa sur cette puissante monture et déclama le plus fort possible :

« Citoyens de La Bourgade ! Aujourd'hui est un jour nouveau dans la guerre déjà séculaire contre la tyrannie des Cinq ! Car aujourd'hui, Ixikriss, Dernier des Cinq, Avatar de la Peur et Agent du Mensonge, n'est plus !

Pour appuyer ses propos, ses deux compagnons descendus détachèrent un volumineux sac de leur monture, et en déballèrent devant tous le crâne de chitine du Dragon vaincu. Le prodigieux trophée, long d'une toise, fut déposé au sol à la force des deux porteurs.

— Aujourd'hui, je le proclame : moi, Paulin de Solitude, déclare la fin des Cinq ! »

Un torrent d'applaudissements accueillit le héros, tandis que Blanche se tournait vers le Messire pour lui jeter un regard incrédule.
Auquel le bourgmestre répondit d'un œil satisfait.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now