33 : Phobogène d'accueil

151 22 8
                                    

Un éclair déchira le ciel noir, son éclat brillant sur les briques de roche ruisselantes. La foudre soudaine découpa l'imposante forteresse délabrée dans un jeu d'ombres et de lumières sans demie mesure.
La tempête, autour du bastion, faisait rage. Un puissant cyclone arrachait aux cieux des lambeaux de nuages, les enroulant en une auréole cracheuse de foudre au dessus du fort.
Plus que de la colère, c'étaient bien des âmes qui habitaient ces vents et ces déluges. Des âmes élémentales, telles que peu pouvaient se targuer avoir déjà observé.

Un autre éclair alluma et déchira la scène, accompagné plus tard d'un tonnerre grondant.
La foudre révéla encore ces masses de chairs bleutées et fondantes, que la pluie lissait autant qu'elle les dissolvait.

La situation avait très vite dégénéré, et nul ne put prétendre avec certitude pouvoir retracer la suite exacte des événements.
Quelques minutes plus tôt, ils et elles admiraient de loin la forteresse couronnée de tempête.
À présent, les voilà fuyant une marée phobogène dont les remous et les vagues affichaient des copies fondues de visages discordants. Des bras s'élevaient en avant, dans le creux des paumes desquelles jaillissaient une mâchoire, retombant dans la masse pour dessiner un œil ou un buste fragile. Les chevaux, déjà, avaient été engloutis et dissouts par le ras-de-marée de chair, et leurs hennissements hantaient encore les esprits de chacun.

Aliénor aida Méturis à descendre du rocher, tandis que Paulin contenait tant bien que mal la menace. Bientôt, les quatre héros durent se replier vers le fort Solitude, les phobogènes les acculant vers un périlleux pont de pierre rejoignant le bastion.
L'arc de cercle de chair bleue se resserrait inlassablement, accumulant de sa matière pour former un titanesque buste sans cesse fondant et sans cesse émergeant de sa propre masse.

La seule issue - si elle en était vraiment une - était à présent de trouver refuge dans l'antre du Dragon lui-même.
Ne disposant des luxes ni du choix ni du temps, le groupe se hâta à parcourir les vingt toises de pont glissant au dessus d'une crevasse abrupte que même les éclairs n'éclairaient pas assez pour en distinguer le fond.

Deux grandes tours carrées jaillissaient des profondeurs du gouffre, de part et d'autre de la herse du bastion, toutes deux marquées d'un unique chevron : c'était là le symbole du Dernier.
Pour une raison étrange, la herse était levée. À ce point reclus du monde, Ixikriss semblait ne pas s'être imaginé que quiconque puisse tenter de pénétrer sa forteresse.

Ils et elles déboulèrent donc dans la cour du bastion, où rouillaient maintes râteliers chargés d'armes anciennes.
Paulin jeta un regard en arrière pour juger de l'avancée de l'engeance de la démence. Prudente, la masse liquéfiée rampait telle une immonde limace sur le pont glissant. Parfois, un bulbe difforme ou un tentacule amorphe entraînait la chute d'une portion de chair, qui hurlait alors en se disloquant de la masse globale et en disparaissant dans le vide.
Malgré la perte de sa propre consistance, le phobogène poursuivait sa lente et menaçante reptation.

« Il faut fermer la porte ! » cria Paulin, pour que sa voix couvre celle de la tempête.

Les autres acquiescèrent, et se mirent aussitôt à la recherche du mécanisme de la herse.
Sélénie, s'étant envolée à la hauteur du chemin de garde, indiqua à ses compagnons la présence de leviers et de treuils à l'étage. La fée, bien sûr, n'avait pas la force de les manipuler seule, et dut attendre qu'Aliénor ne gravisse une échelle branlante pour que ses efforts ne soient récompensés.
Sous la pluie battante, la druidesse et la fée tirèrent de toutes leurs forces le levier rouillé, avant que celui-ci ne cède et ne fasse chuter la grille d'acier.

Or, une grille n'arrêterait sans doute pas la créature, faite de matière malléable : elle pouvait tout à fait passer à travers. Le monstre en eut conscience autant que ses proies, et poursuivit patiemment sa dangereuse traversée.
Une dizaine de toise séparait le phobogène de la cour, et il ne semblait pas se risquer à accélérer la cadence, de peur de glisser pour de bon dans le gouffre.

Aliénor empoigna alors la roue, et essaya de l'actionner. Les engrenages grincèrent, et l'épaisse palissade de bois débuta sa descente.
À ce rythme, le passage serait clos avant que le monstre de chair bleue ne les ait rejoint.
Cela aussi, il sembla le comprendre, et se mit à convulser en avant pour pouvoir passer à temps. À chaque geste brusque, un morceau s'arrachait de la grande masse, et prenait la forme d'un visage étiré par la chute et l'horreur.

Les dix toises furent trop rapidement avalées par la bête. Aliénor s'empara de sa hache, la brandit, et l'abattit sur un maillon rouillé de la chaîne qui tenait la paroi salvatrice.
La lame rebondit, non sans avoir ébréché le maillon.

Le phobogène prit dans sa course la forme approximative d'une mâchoire hideuse, dont les dents se paraient de visages hurlant, le tout porté sur des tentacules plus ou moins griffus.
Il passa l'huis en courant au moment où les planches tranchantes, pareilles à une guillotine, lui tombèrent à travers.

Du côté cour, Paulin évita de justesse la partie de la gueule qui s'était faite trancher et qui poursuivit son élancée à toute vitesse.
De l'autre côté de la herse, Sélénie et Aliénor purent assister à l'écrasement du reste du corps amorphe contre la paroi, comme un accordéon gluant. S'écrasant ainsi, une importante part de la masse dévia dangereusement au dessus du vide, et ce sans se détacher de la globalité.
La limace de chair gratta les briques du rempart de ses crocs, mais la pluie avait rendu la paroi glissante. Dans un ultime remous, malgré ses excroissances mutées en appendices désespérés, l'engeance de démence glissa du côté où sa masse grotesque pendait.

Emportées par leur propre poids, les chairs fondues coulèrent dans le vide, dans une cacophonie de hurlements cauchemardesques.

La portion ridicule qui restait de la bête, du côté de Paulin, se façonna d'elle même en un buste coulant porté par trois pattes-visages.
Un creux éventra le torse sans tête de la bête, lui formant ainsi une gueule aux dents en aiguille.
Elle chargea vers Paulin, prolongeant de sournois tentacules.

Une frappe de l'épée bénie disloqua le monstre et le dévia droit vers la muraille où reposaient les râteliers, dans lesquels le phobogène s'écrasa.
Il agonisa lentement, des lances et des épées rouillées l'empalant de toutes parts, ressortant parfois telles des cornes et parfois comme des griffes acérées.
La gelée finit par se desquamer en flaques hurlantes où s'effondrèrent les armes rouillées.

Chacun jeta un regard aux autres, s'assurant que tous étaient bien allants.
Ils et elles avaient atteint le fort Solitude.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now