3. La Légion de Saint Égide

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Louis-Edgar III de Carmin, que tous connaissaient plus simplement en tant que Seigneur Carmin, fulminait. Debout derrière le bureau de tribunal déjà élevé sur une estrade, la mise en scène du procès était prévue pour rabaisser autant que possible l'accusé ; en l'occurrence, Paulin.
Le Seigneur n'avait pas la quarantaine, mais paraissait prématurément pourri, rendu aigre par ses trop nombreuses crises de nerfs. Son dos voûté était arboré des bosses saillantes de ses vertèbres, et son visage au nez crochu séparant deux petits yeux avides était tourné vers le paysan.
Après un sonore coup de marteau sur le bois, il ouvrit la séance de sa voix grinçante.

« Avez vous la moindre idée de la raison pour laquelle l'on embauche des bergers quand on envoie les troupeaux paître ? cracha-t-il avec mépris.

Paulin ne leva pas les yeux, honteux qu'il était.
— Pour... garder le troupeau, monseigneur.

— Excellent ! Bien joué ! Tu n'es peut-être pas aussi stupide que ce que tu te tues à le faire croire, mon garçon. Alors dis-moi. À ton humble avis, qui m'intéresse tout de même, qu'advient-il à un cheptel laissé par inadvertance sans la moindre surveillance ?

Cette fois-ci, Paulin eut l'intelligence de ne pas répondre, et de simplement garder son regard rivé au sol.

— Exactement ! Le bétail s'égare ! C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on engage des bergers ! Et donc ce que tu as le culot de me dire, c'est dans un premier temps de m'annoncer la perte du tiers de mon troupeau à cause de ta légendaire incompétence, puis me demander l'autorisation d'accomplir je ne sais quel pèlerinage vers un soi-disant temple qui m'a tout l'air d'être païen, afin de récupérer je ne sais quel ancien artefact mystico-légendaire pour sauver le monde ? C'est ajouter l'insulte à l'injure !

Avant que ni Paulin, ni les gardes qui l'empoignaient par ses bras bandés, n'aient le temps de vérifier la justesse de cette expression, le seigneur Carmin reprit en piaillant comme un vautour chaque accusation.

— Tes chefs d'inculpation sont donc : Abandon de poste ! Faute professionnelle grave ! Vol de bétail ! Hérésie ! Complicité de sorcellerie !

— Sorcellerie, monseigneur ?

— OUTRAGE À SEIGNEUR ! Tu ne pensais tout de même pas que tes fricotteries avec la sorcière des bois ne te vaudraient rien ?

— Elle m'a seulement soigné de ma chute, je...

— CRIME DE LÈSE-SEIGNEURIE ! C'est déjà bien assez ! GARDES ! Emmenez cet incapable sur la butte, et pendez-le assez haut pour que tous puissent admirer le sort réservé aux détritus humains sur les terres de Carmin ! »

Les deux gardes emportèrent Paulin hors de cette parodie de tribunal, et restèrent sourds aux supplications du supplicié.
Sur la butte, non loin du village, trois lugubres potences dominaient les masures. Déjà, un bandit se balançait lentement au bout de sa corde, une langue bleue dépassant de ses lèvres gonflées. Paulin déglutit, alors que les gardes, toujours sans un mot, s'emparaient d'une portion de corde.

« Un instant, les interpella soudain une voix qui n'appelait pas à l'opposition.
Les regards se tournèrent vers deux soldats en armure blanche, accompagnés d'Aliénor.

— Cet homme est-il condamné à mort ? demanda la seconde soldate à l'attention des deux gardes.

Les hommes de main du seigneur Carmin échangèrent un regard.
— Oui, marmonna finalement l'un d'eux.

— En ce cas, et de par la décision de sa Majesté la Grande Albe, le choix doit lui être donné. Il peut ou bien être pendu par vos soins, ou bien être engagé contre les troupes de Varlok aux côtés des Blanches.

Les gardes allaient protester, mais les soldats blancs leur firent comprendre d'un simple regard qu'il n'en avait jamais été question.
— Je choisis les Blanches ! fit savoir Paulin, les mains attachées par une corde tenace.

La soldate brandit un parchemin qu'elle remit aux gardes de Carmin.
— Remettez ceci à votre seigneur. Nous partons dès maintenant.
Ils ne rouspétèrent que pour la forme, puis obéirent.

— Je vous dois une fière chandelle, remercia Paulin alors que le soldat lui tranchait ses entraves.

— Ne nous remerciez pas. La pendaison aurait été une mort plus douce et plus rapide que le combat contre le Conquérant. En avant, ordonna le sauveteur en se mettant en marche.

Les soldats les encadrant par devant et derrière, Aliénor se plaça à côté du mauvais berger et lui remit son épée.
— Mais... comment avez-vous ? s'offusqua Paulin, se souvenant avoir laissé son épée chez lui.

— Je me suis bêtement dit que cela vous ferait plaisir. Mais je peux encore la remettre à votre seigneur, s'il vous sied...

— Non, je... merci, encore une fois.

— Et vous me devez à nouveau la vie. Cela va devenir redondant, ces histoires... »

La marche jusqu'au fort de Saint Égide s'étira jusqu'à la nuit, dans le glaçant silence protocolaire des soldats zélés.
Les lunes s'étaient levées, et la plus grande d'entre elles formait le monstrueux œil du Premier des Cinq. Celui-ci les scrutait de sa pupille maléfique, cernée d'un iris d'arc-en-ciel terni.
Valin gouvernait déjà pleinement le ciel quand les quatre marcheurs virent enfin, du haut d'une colline, la forteresse de Saint Égide et ses hauts remparts. Les lumières des lampes des patrouilles flottaient sur les chemins de ronde tels des fantômes errants, et les feux des campements éclairaient les casernes de toiles comme des lanternes de papier.

« Dites, commença Aliénor à l'attention des soldats. J'imagine que vous avez des ordres concernant l'escorte des nouvelles recrues, mais vous pourriez peut-être nous expliquer ce qui se passe par ici ? Je veux dire, quitte à mourir, autant savoir comment...

Ce fut le soldat qui avançait en tête qui répondit, à la fois ferme et avenant.
— Voyez-vous, gente dame, si des villages tels que celui de Carmin peuvent subsister, c'est grâce à l'aide salutaire des Sœurs Saintes qui repoussent les assauts des troupes du seigneur-dragon Varlok et de ses généraux, les Reliquaires. Blanche de Saint Égide, qui dirige cette portion du mur, a récemment appris l'arrivée prochaine du Dragon en personne au Castel de Rocacier, non loin de là, et nous nous préparons au pire.

— Nous avions pour ordre de recruter auprès des bourgs alentours, compléta la soldate qui fermait la marche. C'est une chance inouïe que vous nous ayez trouvés, madame. Nous rentrions bredouilles de nos recrutements quand vous tombâtes sur nous.

— J'apprécie tout autant ce coup de la Providence, ajouta Paulin.

— Puis-je vous demander vos noms ? s'enquit la druidesse. Ce sera bien plus aimable ainsi. Je me nomme Aliénor.

— Et moi Paulin.

— Claire, répondit avec un sourire la soldate, dont la frange brune ne dépassait que de quelques centimètres du fronton de son casque.

— Loyal, dit l'autre dont la fière moustache blonde masquait la lèvre supérieure. Enchanté. De vous à moi, votre passif de criminel risque de vous mener en première ligne, sieur Paulin. Vous ferez donc attention à vous lorsque Varlok lancera l'assaut...

— D'ailleurs, qu'avez-vous fait qui mérite de passer à la potence ? demanda Claire, curieuse. Vous n'avez pas l'air... dangereux, si vous me permettez.

— Une... longue histoire, essaya Paulin.

— Il a laissé la moitié du troupeau du seigneur du coin s'échapper pour retrouver un seul agneau. » railla Aliénor avec un grand sourire satisfait aux lèvres.
Claire pouffa, et Loyal ne contint qu'un temps un vif éclat de rire.

La petite portion de route restante se déroula bien mieux que le reste précédent du voyage.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant