28 : Retour au conseil

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Les informations, d'un village à l'autre, pouvaient parfois prendre des semaines à parvenir. Les routes peu sûres, surtout à l'Ouest du monde connu, ne privilégiaient ni les marchands itinérants ni les aventuriers.
Les rares fous à vouloir tenter la vie d'aventure débouchaient généralement parmi l'une de ces deux options : devenir brigand de grand chemin, ou être égorgé par un brigand de grand chemin. La première n'empêchait bien sûr pas la seconde.

Toujours était-il que les nouvelles du monde extérieur mettaient du temps à venir aux villages isolés, et que les paysans ignoraient souvent l'état - ou même l'existence - des murailles les protégeant.
Et une annonce, même aussi importante que la défaite et surtout la blessure de l'un des Cinq, n'était encore parvenue à personne quand Paulin et Aliénor passèrent à nouveau le portail de La Bourgade.

La plupart des villageois ne donnèrent donc pas bien plus qu'un simple regard à ces deux cavaliers exténués, d'autant qu'ils étaient sûrs de les avoir déjà vus aux côtés du Messire, durant toute la semaine passée.
Certains, cependant, remarquèrent la lame d'or attachée dans le dos de la druidesse, ce qui les intrigua bien plus. Aucun ne comprit la réelle importance du trophée.

Sur le chemin vers l'hôtel de ville, après avoir rendu leurs chevaux, il et elle furent rejoints par Sélénie, qui jouait jusqu'alors avec des enfants sur la grande place : la fée faisant la même taille que les poupées, elle se prêtait autant aux habillages de petites robes cousues main qu'aux affrontements contre une quelconque peluche désignée comme monstre. Elle se pavanait d'ailleurs dans une splendide parure bleu ciel, dont les jupons imitaient des pétales.

« Alors ? demanda-t-elle tout de go, impatiente et survoltée.

— L'épée fonctionne bien, présenta Paulin. Mais Varlok est encore en vie, et est retourné à Ovilath. Messire Misères est-il encore ici ?

— Il ne quitte jamais Sa Bourgade, répondit Sélénie en se risquant à se poser sur la tête d'Aliénor. Comment vous savez si l'épée marche si Varlok est pas mort ?

La nouvelle monture de la fée lui répondit.
— Parce qu'un seul coup l'a assez blessé pour qu'il s'enfuît.

— Dites, sinon, vous avez pensé à ce que vous ferez une fois que vous aurez occis les mauvais des Cinq ? Nan parce qu'il n'y a pas que les Dragons, non plus.

— C'est-à-dire ? demanda Paulin.

— Boh, je pense pas que simplement tuer le Second, la Quatrième et le Dernier va tout changer d'un seul coup. Je veux dire, peut-être bien que l'armée des morts remangera les pissenlits par côté qu'ils devraient, mais pour ce qui est des troupes de Varlok ? Elles ne vont pas simplement se dissoudre magiquement dès que le Second sera vaincu, et vu leur fanatisme pour l'honneur, elles n'arrêteront pas de se battre à ce moment-là.

— Il est vrai que nous ferions mieux de réfléchir aux conséquences de nos actes, admit Aliénor. D'autant plus maintenant que les Cinq savent que l'on peut les vaincre.

— Riche idée ! félicita la fée en s'envolant de sa plateforme capillaire. Je vais prévenir Méturis, allez voir le Messire. Je dois rendre ma robe, aussi. Réunion dans la salle de guerre ! À tout à l'heure ! »
Et elle s'en fut, papillonnant entre les passants.

Le conseil d'urgence fut très rapidement réuni autour de la table ronde. À travers les hautes fenêtres, les rayons embrasés du jour mourant baignaient la salle dans une lueur écarlate qui appuyait la gravité de ces temps de crises.
Paulin y raconta ses exploits, Aliénor complétant les détails oubliés. Les deux récits étaient écoutés avec grande attention par les quatre auditeurs qu'étaient le Messire Misères, son brave Taylor, le prestre Méturis et enfin Sélénie.

Cette dernière applaudit gaiement quand il et elle eurent fini, tandis que les autres méditaient, d'une mine bien plus sombre, sur l'avenir que leur promettaient les Cinq.
Miné par le doute, Taylor prit sur la mappemonde la pierre marquée d'une lame, correspondant à Varlok, et la déplaça jusqu'aux fortifications d'Ovilath.

« Nous sommes à l'aube d'une guerre, constata amèrement le Messire Misères.
La Bourgade aura besoin de soldats pour se défendre contre les Cinq.

— Mais nous n'avons que des artistes et des paysans, rappela Taylor.

— Je pensais à d'autres, concéda le bourgmestre d'une voix grave.

Un silence plana, que le prestre brisa d'un coup de poing sur la table.
— Vous n'y pensez tout de même pas ! s'insurgea-t-il.

— De quoi ? demanda Sélénie, ne comprenant pas.

— Le Messire implique que nous pourrions faire appel aux forces des Hautes-Terres pour nous défendre, expliqua Taylor à la fée.

Le Messire acquiesça douloureusement.

— Quant à l'épée ? voulut savoir Aliénor. Il ne faut pas qu'elle tombe entre les mains des Cinq, ou bien tout sera perdu !

Le Messire se leva et s'appuya de quatre mains au dessus de la carte.
— Les Dragons ne savent pas qui vous êtes, ni où vous vous êtes enfuis. Il la chercheront sans doute partout. Vous devrez rester cachés, et ne ressortir que pour détruire l'un des Cinq. Si seulement l'occasion se représente un jour...

— À vrai dire, exposa la fée en marchant sur la carte vers la fenêtre, les Cinq risquent de très bien savoir où nous sommes...

— Comment cela ? » s'inquiétèrent tous les convives autour de la table.

Sélénie ne répondit pas, se contentant de regarder à travers les hautes vitres quadrillées de la pièce.
La Lune d'Opale s'était levée, et l'Œil de Valin les scrutait à travers la fenêtre. Son monstrueux regard béant semblait si inquisiteur, si perçant, que chacune des personnes de la salle sentit son âme être lue par la pupille de Brèche et son iris du Premier.

Chaque secret, chaque mensonge, était décortiqué et jugé par le Dragon. Leurs esprits mis à nu subissaient un méticuleux examen, sans pudeur, sans échappatoire.

Aliénor trouva la force de briser le silence, et se précipita vers la fenêtre pour tirer les lourds rideaux de satin, libérant tout le monde du jugement de Valin. Ils et elles gardèrent pourtant le sentiment d'avoir été bafoués au plus profond d'eux-mêmes.

« La peste soit du Pangnose... jura le Messire, haletant.
Meturis se signa.

— Je vais prévenir l'ordre des Blanches, indiqua Taylor en se précipitant vers la sortie. Nous n'avons plus le choix.
Ses talons puis la porte claquèrent derrière lui.

— Quant à nous ? demanda Paulin, encore sous le choc.

— Vous n'êtes plus à l'abri nulle part. Vous ne vous déplacerez pas de nuit ; Valin voit tout.

— Valin voit tout, mais ne peut pas communiquer à ses frères et sœurs tant qu'il est là haut, reprit Sélénie, qui en connaissait un rayon sur le sujet de son semi-souverain consort par alliance.
On raconte qu'il ne peut parler qu'à Opale elle-même, mais de toutes façons, celle-ci ne se mêle pas aux complots. Le Premier ne pourra révéler notre position que lors du prochain conciliabule des Cinq, qui se tiennent à l'occasion des Lunes Rouges.
Nous disposons donc de douze jours avant que les Cinq ne sachent que La Bourgade a abrité Paulin et l'épée, et qu'ils ne décident de la raser de la carte et de torturer chacun de ses habitants dans l'idée de retrouver l'artefact pourfendeur de Dragon.

Sélénie avait raconté tout cela avec son ton habituel ; enfantin et léger, presque sur le ton de la blague innocente. Elle reprit pareillement, semant un peu plus de confusion parmi son auditoire.

— Nous avons donc douze jours pour choisir la démarche à prendre. Messieurs-dame, que fait-on ?

La question laissa planer un long silence dans son sillage. Sur la carte, la pierre désignant Ysgrith scintillait entre les trop nombreuses mains du Messire.

Et le symbole du Dernier reposait à l'extrême sud.

Ainsi qu'il fut ÉcritUnde poveștirile trăiesc. Descoperă acum