Chapitre XIII.1

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XIII — L'homme habité dans la ville inhospitalière

 [...]

Le soleil cédait sa place aux astres nocturnes et les noctambules du règne animal se levaient progressivement pour occuper les terres. Le vent de novembre, encore automnale, mais accompagné d'une brise givrante, balayait violemment la cour du complexe éducatif. Les intempéries ne dissuadèrent pas pour autant les jeunes gens de quitter ce lieu, ils souhaitaient plus que tout jouir de leur liberté passagère avant de se plonger, plus profondément encore, dans les études.

Le groupe d'étudiants remontait donc le sentier de cailloux blancs, [puis] les chemins de forêt. [...] Ils purent ensuite accéder à la gare où ils montèrent dans un train à grande vitesse qui les conduit au cœur de la cité de Gancourt-sur-Orge.

En attendant, ils durent s'acquitter de la dure épreuve du trajet. Pour les plus patients pas de soucis, mais pour Anna l'attente devenait souvent un obstacle difficilement surmontable. Néanmoins, dans ce wagon vide, que des néons éclairaient puissamment, elle découvrit un vrai passe-temps dans l'observation du paysage. La pénombre avait englouti l'horizon et, sur leur route, des centaines de milliers d'hectares de forêt bordaient les rails. Aucune autre infrastructure ne venait dénaturer ce paysage. L'Eurasie avait conservé tout son caractère sauvage, et ce, grâce aux humains qui n'avaient étendu leur ville que dans les proportions dont ils en avaient besoin. De même pour les champs, pas plus que nécessaire. Cependant, elle ne pouvait pas voir, de sa cage métallique, les murs ou les crevasses qui délimitaient le territoire royal des landes dans lesquelles avaient été abandonnés les humains sans magie.

[...]

—Merci, je vous apporte ça tout de suite, dit la serveuse. »

Lorsque celle-ci retourna dans la cuisine pour annoncer la commande au chef, Alek se permit de dévier son attention des deux femmes qui se tenaient assises sur une banquette verte en face de lui, pour observer, à travers la fenêtre qui se trouvait à sa droite, les rues de la banlieue de la cité. Certains ouvriers couverts de suie, des écoliers et des employés de divers secteurs traversaient avec rapidité ces lieux malfamés. D'autres, moins chanceux, frappés par la misère, s'engouffraient comme des ombres dans les immeubles. Des immeubles surpeuplés, insalubres, constitués de petites loges aux murs fins, mais dont la pauvreté dissuadait suffisamment les quelques téméraires venus se remplir les poches.

Alek détailla aléatoirement certains passants qui marchaient au milieu de la rue pour se tenir, autant que possible, le plus loin des espaces confinés entre les bâtiments. Parmi eux, une vieille femme, forte et saucissonnée dans une ancienne robe bretonne ; un bambin, aux cheveux gras et aux mains brunes, portait un cartable usé tout en abordant une démarche sautillante pour se réchauffer, car le froid mordait ses genoux que ses chaussettes et sa culotte ne couvraient pas ; une jeune fille, sans doute vierge, que la pureté des traits et la fébrilité des membres qui, si cela n'avait pas été le cas, auraient prouvée le contraire aux vieillards, trottinait après deux jeunes hommes, tout à fait respectables, employés dans une grande entreprise, dans le dessein de paraître protégée par cette compagnie opportuniste. Il y en avait d'autres, des gens tout aussi légitimes à recevoir la pitié des gens 'comme il faut' ou des étrangers. Dianne n'avait, bien évidemment, pas manqué de pousser un hoquet de surprise et des plaintes lamentables sur les conditions de vie horribles de la banlieue par rapport à la ville centre. Les deux hommes, qui l'accompagnaient, n'avaient su que dire, ils avaient donc poursuivi leur chemin dans ces quartiers délabrés qui, pourtant, recelaient de boutiques et de restaurants bien meilleurs — et abordables ! — qu'au centre.

Puis une silhouette surgit.

Elle n'était pas sous la lumière des lampadaires, qui éclairaient le milieu du trottoir, mais juste devant la vitrine. C'était un homme qu'une modeste veste kaki protégeait du froid. Son pantalon brun, blanchi par une poudre quelconque ou par la poussière, donnait sur des sortes de rangers en toile à la semelle mince et usée. Il attendait dans l'obscurité. Rasé de près sur les côtés, les pointes de la mèche, qui trônait au-dessus de son crâne, retombaient devant ses yeux. Néanmoins, cela ne semblait pas l'importuner outre mesure. Ses quelques piercings brillaient et, comme s'ils signalaient leur présence, je parvins à discerner quelques tatouages. Un sur la main, d'abord, correspondait à des sortes de points de suture comme sur un cadavre ou sur les représentations de certaines poupées vaudoues. Puis un autre commençait sous son oreille gauche, avant de descendre le long de son cou pour disparaître dans la masse pilleuse de son torse qui ressortait légèrement du col de son tee-shirt. Il s'agissait de la série de Srinivasa Ramanujan.

AnasgallaWhere stories live. Discover now