6. Carmen (3/4)

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Il n'était pas loin de dix heures. C'était encore une très belle journée qui s'annonçait.

– Voilà, donc nous allons faire cette promenade, expliqua un nouveau guide en désignant une boucle sur le plan du parc immense. Prenez le temps d'admirer la faune et la flore. Je vous expliquerai des choses au fur et à mesure.

Notre groupe, bien chaussé et ravitaillé en eau, commença la marche. Dimitri et moi attendîmes que les autres passent devant. Nous souhaitions profiter de ce moment pour rester tous les deux. Il faut dire que depuis dimanche, nous n'avions pas eu l'occasion de parler en tête à tête. Partir en groupe et en couple n'avait décidément rien à voir. Et c'était bien malgré nous. Nos seuls moments d'intimité étaient dans notre chambre, ou dans la douche.

Dimitri enlaça ses doigts autour des miens. Je le regardai puis l'embrassai.

– Alors, madame Grévois, heureuse ? demanda-t-il.

– Oh que oui ! Ce pays est magnifique. Et toi ?

– On se croirait sur une autre planète. Qu'est-ce que ça fait du bien de ne penser à rien. Le quotidien parisien et le reste. Non pas que je n'aime pas notre quotidien, hein, Am' ?

Je comprenais parfaitement. C'était la première fois depuis près d'un an que je n'avais pas pensé une seconde ni au mariage rocambolesque que j'avais préparé, ni aux enjeux de mon livre, et je n'avais pas songé non plus aux mariages que mon assistant continuait de préparer sans moi pour Wedding Wedding. Rien de tel pour recharger notre énergie.

– Ce devrait être obligatoire pour tout le monde de pouvoir partir deux semaines en vacances, et financé par la sécu !

– Je doute que les politiques approuvent, répondit Dimitri. Tant qu'il n'y a pas de bénéfices économiques à la clé...

– Pourtant, un salarié heureux et reposé est un salarié productif.

– Présente-toi aux élections municipales de Paris.

– Beurk, parle pas de malheur !

Nous étions maintenant dans un décor incroyable. Plusieurs volcans façonnaient le relief et nous avancions dans la gorge. Laura et Anne se chargeaient de mitrailler en photos les paysages, ça m'évitait de sortir mon smartphone, j'étais trop bien, enlacée par mon Dimitri Grévois, ex-4èmeB-à-côté-de-Tiphaine-la-vérole.

– Am' ? Ton esprit est ailleurs, dit-il de sa voix veloutée.

– Je pense à nous, répondis-je.

Il m'embrassa dans le cou et malgré le soleil des frissons se répandirent sur ma peau.

Le guide nous emmena vers une montée en lacet jusqu'au sommet d'un petit volcan. Alors nous découvrîmes ce qu'il appelait un lac d'émeraude. Le sommet était noyé par une eau plus bleue que les yeux de saphirs d'Esmeralda. Le contraste avec la terre jaune et le ciel azuré rendait le tout paradisiaque.

Nous continuâmes dans le parc, rejoignîmes une aire de pique-nique pour un sandwich bien mérité avant de repartir pour la fin de notre promenade. Quelques nuages furent bienvenus pour contrer la brûlure des rayons.

– Dim' ? Tu ne m'as jamais raconté comment tu avais quitté Manèves.

– Mais si, je t'avais expliqué que mon père établissait des protocoles expérimentaux sur les fermes et qu'on partait donc sur une autre exploitation agricole.

– Oui, mais qu'as-tu ressenti, exactement ? Je t'ai tout décortiqué, moi. Cette remise des diplômes que tu as manquée ?

– C'est surtout toi que j'ai manqué !

Dimitri n'aimait toujours pas s'en rappeler, lui qui pourtant était plutôt de nature philosophe.

– Oh, mon homme rien qu'à moi, susurrai-je en le serrant fort.

– Tu sais, j'exprime moins mes émotions que toi sur notre passé, mais je vais te faire une confidence.

– Ah !

– Je sens que je vais me faire chambrer.

– Mais non ! Pourquoi ? Vas-y, dis-moi !

– Quand j'ai quitté Manèves, je m'en rappellerai toujours. Je revois ma mère qui ferme le coffre avec nos derniers cartons. Ma maison aux volets fermés et le chemin de terre qui s'éloigne avec la boite aux lettres. Et puis, nous sommes passés par le bourg, je me rappelle qu'il faisait chaud, j'avais ouvert la fenêtre de ma portière. Je savais que la remise des diplômes se ferait sans moi. Nous sommes passés récupérer le mien directement dans le bureau du principal. Le collège était désert, et moi je voyais déjà ton fantôme partout. Et les gars de la manutention montaient l'estrade pour la cérémonie. C'était dur, j'ai parlé à mes parents comme un chien dès que nous sommes remontés en voiture. Ils ont compris que le déménagement ne me plaisait pas, que je m'étais fait des copains... Ma mère m'a avoué que j'aurais sûrement pu rester à Manèves si vraiment j'en avais fait la demande. C'était un peu le coup de grâce.

J'écoutai, le cœur serré.

– Heureusement que ton histoire finit bien, ajoutai-je. Mais pourquoi croyais-tu que j'allais te chambrer ? Parce que les hommes n'ont pas le droit d'exprimer leurs émotions ? Tu sais bien que je suis au-dessus de tout ça. Tu pourrais pleurer que tu serais toujours un homme à mes yeux !

– Non, mais c'est que... moi aussi j'ai eu ma chanson.

– Ta chanson ? demandai-je sans comprendre.

– Mais tu sais, quand les nanas ont le cœur brisé par un mec, ou une nana, et qu'elles se plongent dans la musique en pleurant comme des madeleines.

– Charmante image, merci. Nous ne sommes pas des pauvres petites choses toutes fragiles et larmoyantes à longueur de temps, tu sais !

– Tu vois l'image, bref, ce début d'été-là, c'était l'enfer. Pour le coup je ne pouvais plus douter que j'étais tombé complètement amoureux de toi. Et donc, j'ai eu ma chanson.

Entendre à nouveau ses sentiments de l'époque pour moi me fit fondre. Triste et beau à la fois, si romantique.

– Alors, c'était quoi cette chanson ?

You and Me de Lifehouse.

– Ça ne me dit rien.

– Mon départ de Manèves emportait tout espoir de te revoir. Un soir, je suis tombé sur un épisode de série que regardait ma mère à la télévision. C'était une scène avec un bal de promo ou je-ne-sais-quoi. Le héros se décide enfin à inviter celle qu'il aime pour une danse. Et tous ceux qui les entourent n'attendaient apparemment que ça, comme si c'était une évidence. Ma mère m'a expliqué que ça faisait plusieurs saisons qu'ils se tournaient autour. A ce moment-là, je ne savais pas du tout que nous avions vécu la même chose, mais les paroles de la chanson m'ont frappé, et j'imaginai être à la place de l'homme et toi tu étais à la place de la femme.

Je reconnus le passage dont il parlait.

– Clark Kent et Lana Lang dans Smallville !

– Tu connais tout, Amanda.

Il me fit écouter un passage de la chanson. Je riais quand même, malgré sa mise en garde. Pas pour me moquer, mais c'était si différent de ce qu'il écoutait d'habitude. Il aurait sûrement appelé ça de la soupe.


(en média : You & Me, Lifehouse)

La cerise déconfiteWhere stories live. Discover now