11. Cicatrices (2/4)

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Dans le bus, je revoyais la scène. Je m'étonnais de mon sang-froid, bien qu'à l'intérieur j'étais blessée. La gratuité de cette altercation, ses mots contre moi, sa jalousie.

Sortant de ma torpeur, je remarquai que l'homme en face de moi me scrutait. Son regard me mit mal à l'aise, et je remontai la fermeture de mon survêtement de sport pour cacher mon cou nu.

Je voulus sortir un livre mais n'était pas concentrée sur la lecture, je sentais la brûlure de son regard. Les autres passagers ne semblaient rien remarquer.

Finalement, il se leva et appuya sur le bouton pour indiquer sa descente à l'arrêt suivant. Mais en passant devant moi, il me cracha dessus.

Je restai figée. Mon cerveau ne comprenait rien. J'entendais à peine les bruits outrés des témoins, ni même le jeune père de famille qui se lança à sa poursuite et le rattrapa par le col.

– Connard ! Tu vas t'excuser, cria-t-il en le refourguant dans le bus bien que l'autre se débatte comme un diable.

Une passagère me donna des mouchoirs. Elle se retenait de me prendre dans ses bras. J'essuyai ma joue.

Mon agresseur souriait.

– Excusez-vous auprès de la demoiselle !

– Appelez les flics ! cria un autre au chauffeur qui laissait le bus à l'arrêt.

– Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

– Une agression !

Le père de famille respectable maintenait sa prise. Je voulais disparaître, me cacher de tous ses yeux, malgré la bienveillance exceptionnelle des autres passagers qui n'avaient rien ignoré, sûrement du fait de mon jeune âge et de la réaction du père de famille. Il suffit d'une personne pour changer tout.

– Non mais qu'est-ce qui vous a pris de lui cracher dessus ! s'emporta une femme. Vous aimeriez qu'on vous le fasse ?

Très calmement, il répondit :

– Bah, mademoiselle n'a qu'à pas être jolie.

– Pauvre taré ! pesta l'homme.

Le gars continua de se débattre et l'exiguïté du bus l'aida. Il parvint à s'enfuir.

Les cinq minutes qui me séparaient de mon arrêt passèrent sans que je ne me rappelle de rien. Sauf la passagère qui me prêta une lingette pour les mains, et me demanda si ça allait.

– Oui, répondis-je d'une petite voix qu'ils entendaient pour la première fois.

– Tu habites loin ?

– Juste là, dis-je en montrant le pâté de maison derrière la vitre.

Je descendis comme un fantôme sous l'air peiné des derniers passagers. L'un d'eux avait insisté pour m'accompagner mais j'avais répété :

– Merci, ça va. Mes parents sont là.

– Je peux venir, pour leur raconter. Peut-être voudront-ils aller au commissariat, je peux témoigner.

– Non, merci, ça va.

Le bus me laissa et je le vis s'éloigner.

Je n'ai jamais oublié les visages de ceux qui m'avaient défendu.

Je me tournai vers l'allée de ma maison. Un court instant, sa familiarité m'apaisa, mais seulement quelques secondes. Trois pas plus loin, je vomis sur la pelouse de monsieur Pratter. Je m'essuyai avec ma manche, le regard de mon agresseur imprimé dans mes pensées, et la sensation dégueulasse de sa salive sur ma joue.

J'avais déjà entendu des anecdotes d'agression dans les transports. Nous, les femmes, bien plus souvent concernées que les hommes. Ma pire expérience, je l'ai vécue à seize ans, à l'âge où l'insouciance de la jeunesse devrait encore perdurer.

Le plus beau des mensonges, c'est l'enfance.

J'entrai dans une maison vide et sombre. Un mot sur le frigo m'informa de l'absence de mes parents, partis avec Léo faire les courses. Ils reviendraient pour dix-neuf heures au plus tard. Sans savoir pourquoi, je repensai à mon réveil ce matin. Ce réveil qui paraissait si loin, maintenant. Il est des journées qui vous font prendre des années.

Je montai dans ma chambre, posai mon sac et allai dans la salle de bain. Ne pas avoir de verrou ne m'avait jamais autant dérangé. J'allumai la radio pour briser les ténèbres silencieuses et me recroquevillai dans la baignoire. Il fallait chasser ce jour de mon esprit.

Mon regard se brouilla et à la place de mon reflet dans le miroir je ne vis qu'une forme floue.

Ce début d'année de première était si loin de celle de seconde. L'entrée au lycée avait été prometteuse, heureuse, et voilà que mon assurance venait d'en prendre un coup. J'avais commencé à me sentir bien, presque invincible dans mon corps d'adolescente qui miraculeusement commençait à me plaire.

« Être belle »

Comment cela pouvait-il devenir un tourment ?

La jalousie d'Elie et la réponse si glaçante et incongrue de l'agresseur...

Je lançai mon verre sur le miroir qui se brisa. Sur le tapis, un bout d'éclat tranchant attira mon regard. Et soudain mon traumatisme me souffla une évidence déréglée : si la vie c'était ça, je ne voulais plus être belle. Cette pensée tournoya dans ma tête. Le choc de l'agression était parvenu à me convaincre de cette bêtise.

Je saisis l'éclat de miroir, prête à trancher cette joue qui portait encore la morsure de sa salive.

La cerise déconfiteWhere stories live. Discover now