12. Danse toute seule (1/5)

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Nous marchions tous à la file indienne sur la crique étendue. Non pas que nous manquions d'espace, au contraire, mais chacun de nous semblait plongé dans des pensées insondables. Un effet de la contemplation de ce paysage de sable orangé, peut-être, ou bien la fatigue. C'était la première fois que je voyais des cernes chez Marion.

Enfin pour ma part, mille réflexions filaient à toute berzingue dans ma caboche, et le plus beau point de vue du monde n'aurait pu m'en détourner. Repenser à ce douloureux souvenir que j'avais enfouie si loin avait fait remonter une peur, une insécurité qui se rappelait à moi. Le succès de mon livre mêlé aux menaces que j'avais reçues commençait à m'effrayer pour de bon. Pour couronner le tout, mon radar paranoïa était branché sur le mode panique-générale-à-bord-fermer-les-écoutilles-personne-ne-sort-de-là : Yohann cachait autre chose !

Marion, éloignée de tout ça en bonne vacancière insouciante, s'exclama :

– Si tous les lundis étaient comme ça !

– On peut dire qu'on est bien, là. Non ?

– Jusqu'à ce que tu marches sur mes orteils, poursuivit Marion en s'adressant à Dimitri avec le même ton enjoué, en total décalage avec la situation.

– Merde, je pensais que j'étais sur un caillou, s'excusa-t-il, confus, en retirant immédiatement sa basket de son pied.

Yohann explosa de rire devant Marion qui se massait le gros pouce et donna une tape sur l'épaule de mon mari, ce qui m'amusa bien moins. Et pourtant, je me rappelai que Laura et moi avions souvent été victimes de sous-entendus bien lourdingues, d'autant plus lorsqu'elle a assumé publiquement sa préférence pour les femmes. Au début de sa relation avec Anne, cette dernière avait même piqué une crise de jalousie XXL, affirmant que j'étais le grand amour de Laura.

Mais merde, je n'allais pas me transformer en vieille mégère pendant ces vacances ! Celui ou celle qui s'amusait à m'intimider attendait uniquement ça : ma paranoïa. Peut-être même que ce n'était qu'une vulgaire blague, je n'avais toujours pas éliminé Ben de ma liste de suspect. Peut-être qu'il n'y avait aucun danger.

Mon avis sur la gravité de la situation ne cessa d'osciller pendant notre promenade. Je pris donc la décision, au moment où les autres étaient subjugués par l'arbre sur un rocher solitaire émergeant de la mer turquoise, de raconter tout à Dimitri et au groupe si une troisième menace survenait. Cette décision me rassura. Peut-être que je ne faisais que me trouver une excuse pour repousser l'annonce. Je ne voulais pas être celle qui allait gâcher le plaisir du séjour. Mes amis s'épanouissaient au même rythme que leur bronzage.

Nous empruntâmes un bateau-taxi pour rejoindre la crique suivante dont l'accès sur terre était impossible. L'arche de granit qui se dévoila sous nos yeux eut enfin raison de moi et j'oubliai mes réflexions pour prendre part à la découverte des environs.

Nous croisâmes plusieurs groupes de touristes. Les guides se saluaient de loin, ils se connaissaient tous. Au cours de l'après-midi, en approchant d'un village, Marion tomba sur Angus, qui suivait la même randonnée. Je le compris lorsqu'elle lui sauta au cou et l'embrassa.

– Je comprends pourquoi il a eu raison de ses exigences en matière d'hommes ! lançai-je à ma meilleure amie.

Notre groupe se mélangea au sien et Yohann profita de ce moment d'éclatement pour ralentir son pas et se retrouver à côté de moi. Ce n'était pas la première fois qu'il recherchait ma compagnie ces derniers jours.

– Tu sais, je me sens différent depuis que tu m'as percé à jour, murmura-t-il de peur d'être entendu malgré l'espace entre nous et les autres, sans compter les bourrasques de vent marin qui noyait nos voix.

– Tu l'es probablement. Puis tu agis différemment, ajoutai-je.

– De quelle manière ?

– Ça doit faire vingt-quatre heures que tu n'as pas fait ton kéké avec les filles, ni aucune réflexion sur Robine, expliquai-je.

– Ils vont s'en rendre compte... constata-t-il.

– Dans l'immédiat, je ne pense pas. Mais dans plusieurs jours, tu auras sûrement le droit à une réflexion. Je parie sur Marion, elle sera la première à remarquer ce changement puisqu'elle attend chacune de tes joutes pour te charrier.

Yohann sourit à l'évocation de Marion. Puis, plus sérieux, expliqua :

– C'est que... ce rôle que je me suis donné, je le trouve ridicule maintenant. J'ai l'impression d'avoir subi un électrochoc depuis que tu m'as poussé dans mes retranchements. Devant des inconnus, je peux encore prétendre être cet hétéro endurci, mais devant vous, toi, et lui...

– C'est peut-être parce que tu te sens à l'aise avec nous, malgré ça.

– Oui... j'aimerais bien être sincère.

– C'est vrai, tu envisages de leur confier ton secret ? demandai-je, enthousiaste.

– J'hésite...

Il regarda Dimitri à ce moment-là.

– Tu as si peur que ça de perdre son amitié ? demandai-je. Si c'est ça, je peux t'assurer que non. Vous êtes si proches, et tu ne crois quand même pas qu'il pourrait être homophobe ?

– Il n'y a pas que ça. Notre relation, quoi que tu en penses, va forcément changer.

– Ça ne peut qu'être dans le bon sens. Tu seras enfin toi-même. Et c'est le genre de confidence qui ne peut que rapprocher deux bons amis.

– On est pote depuis si longtemps...

– Justement !

Nous dûmes interrompre notre conversation au moment où le guide nous rassembla pour nous montrer un îlot avec des otaries à fourrure.

La cerise déconfiteWhere stories live. Discover now