Chapitre 2

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Lorsqu'un butin revenait de la chasse, les familles de Hope et de Ben étaient de si bonne humeur qu'ils s'autorisaient à manger même lorsqu'ils n'avaient plus faim, rien que pour le plaisir de se nourrir. C'était le ventre plein que Hope était allée se coucher. Sa satiété lui avait presque permis d'oublier ce danger qui rôdait prêt d'elle, mais maintenant elle ne parvenait plus à s'endormir. Trop de pensées se mélangeaient dans sa tête et trouver le sommeil s'avérait ardu. Cette place vacante qu'elle devait occuper la troublait, car elle ignorait tout de celle-ci. Cette ignorance la frustrait. Elle lui avait déjà beaucoup pris. Elle décida alors qu'elle sortirait de chez elle, pour prendre un peu l'air. La nuit, l'air était frais, le ciel étoilé. Hope adorait le contempler et essayer de compter les étoiles. Elle était angoissée. Depuis longtemps déjà, elle avait appris à contrôler ses émotions, pour ne pas être dépassée. Elle vivait dans une condition précaire, elle en avait conscience, mais cela ne lui interdisait pas le bonheur. Elle était une Exclue, ses parents avaient à peine les moyens de payer leurs propres taxes, ils ne pouvaient pas payer les siennes. Elle ne pouvait donc que vivre cachée dans l'ombre, dans la crainte d'une rencontre imprévue avec la milice. Hope ne s'en était jamais lamentée et elle ne s'était jamais abattue. Lorsqu'elle eut faim, elle apprit à chasser. Lorsqu'elle eut froid, elle apprit à coudre. Lorsqu'elle eut peur, elle apprit à l'ignorer. Et puis elle avait Ben. Il était la personne qui occupait le plus de place dans son cœur et ils seraient toujours là l'un pour l'autre.

Hope n'avait pas peur du noir, mais ce soir-là l'obscurité la mettait mal à l'aise. Elle se sentait observée. Elle regarda les alentours et crut apercevoir un mouvement près d'elle. Alors que son pouls s'accélérait, elle respira un grand coup avant de s'écrier :

-Je sais que vous êtes là, alors soyez brefs, qu'est-ce que vous me voulez ?

Elle n'eut droit à aucune réponse. Elle pouffa d'irritation, elle savait très bien que ce qu'elle avait vu n'était pas le fruit de son imagination. On l'ignorait volontairement. Elle ne se laisserait pas faire. Elle s'écria à nouveau. Une fois, puis deux, puis elle commença à douter de sa propre santé mentale. Elle se lassa de ce petit jeu et elle commença à faire demi-tour, lorsqu'une voix l'interpella. Elle se retourna d'un coup, le cœur battant la chamade. Devant elle se trouvait l'homme qu'elle avait aperçu plus tôt dans la journée. Il était encore habillé de la même étrange manière. Plusieurs secondes passèrent pendant lesquelles ils se contentèrent de se fixer l'un l'autre, puis l'homme prit la parole :

-Rêves-tu de changer le monde ?

Hope se pétrifia. Changer le monde. Non, elle ne rêvait pas de changer le monde. Elle serra le collier qu'elle portait au cou. Ce rêve avait déjà emporté quelqu'un.

-Non, monsieur, je n'ai pas de telles ambitions. Tout ce que je souhaite, c'est vivre comme je vis à présent.

-Vous finirez par vous faire arrêtez. Et si les activités de vos parents étaient révélées au grand jour, qu'est-ce que vous feriez ?

-Je ne sais pas comment vous avez appris tout cela, mais le secret de mes parents est bien gardé. Je suis heureuse de vous avoir croisé. J'ai ainsi l'occasion de vous demander de me laisser en paix.

L'homme la scruta. Hope aurait aimé voir les émotions cachées derrière son voile. Puisqu'il ne répondait pas, Hope parla à nouveau :

-Allez-vous encore me déranger et m'impliquer contre mon gré ?

-Je crains que nous n'ayons le choix. Le Gouffre éteint les lueurs de bien des personnes, peu restent allumées. Vous serez volontaire lorsque vous comprendrez nos motivations.

-Changer le monde ne m'attire pas !

-Et avoir enfin le droit de vivre ?

Hope ne répondit pas. Aucune réponse n'était nécessaire. Tout Exclu rêvait d'être accepté et de ne pas devoir passer sa vie caché. Tout Exclu rêvait de vivre sans craindre les forces de l'ordre, censées protéger les civils. Mais elle n'était pas une Exclue comme les autres. Elle avait appris à vivre presque normalement. Elle avait des personnes qui l'aimaient et surtout, elle avait fait une promesse. Son regard s'embua, lorsque les souvenirs revenaient à la surface, il lui était difficile de contrôler ses larmes. Pourtant, elle avait réellement envie de vivre comme les autres, elle en avait souvent rêvé.

-Je vis mieux que personne et personne n'a d'emprise sur ma vie. Vous ne changerez rien à cela.

-Et si je vous disais que notre chef sait ce qui est réellement arrivé à votre frère ?

Hope se pétrifia sur place. Ne tenant plus, une larme s'échappa de son œil. Neuf ans, cela faisait neuf ans, et pourtant elle était toujours incapable d'oublier, de tourner la page, de passer à autre chose. Elle se ressaisit, elle ne pouvait pas laisser ses souvenirs l'envahir, cela la rendrait trop vulnérable. Elle n'en pouvait plus, alors, sans plus attendre, elle s'enfuit chez elle.

Les rêves où elle se remémorait de son frère n'étaient pas rares. Il s'appelait Gabriel et il avait rejoint sa vie alors qu'elle n'avait que deux ans. Il était, comme elle, un Exclu. Abandonné par ses parents biologiques, il avait été adopté par ceux de Hope. Il ne s'était alors fixé qu'une mission : s'occuper de celle qui était devenue sa petite sœur. Il s'était au début contenté de cela, jusqu'à avoir de plus grandes ambitions qui lui coutèrent la vie. Lorsque Hope rêvait de lui, le rêve ne changeait jamais, elle se voyait jouer avec son frère qui la faisait tournoyer dans les airs, jusqu'à ce qu'il la dépose et qu'il commence à s'éloigner, sans raison apparente. Hope le suivait en courant de toutes ses forces, mais elle ne le rattrapait jamais. Puis, à l'improviste, elle le rejoignait, mais ses yeux étaient vitreux et son corps pâle et froid. Alors elle pleurait et se tenait là, aux côtés du cadavre de son frère. Puis elle se réveillait.

Son rêve n'avait pas changé d'un poil par rapport à la dernière fois, mais elle s'était quand même réveillée en pleurs. Lorsqu'elle regarda par la fenêtre, elle vit que l'aube s'approchait à grand pas et elle s'habilla en vitesse. Dans ces moments-là, elle avait plus que jamais besoin de son ami. Elle se rendit donc chez Ben, qui habitait dans un quartier un peu plus aisé que le sien. Elle traversa la route principale, seule route du Gouffre qui était bien entretenue. Il était encore tôt pour que les mineurs se dirigent vers la mine qui, s'appelant Gouffre, avait donné son nom à ce village. Pour se rendre chez Ben, Hope prenait la route vers l'extérieur de la ville, car, plus on s'approchait de son centre, plus on était proches de la mine. Alors qu'elle avançait, Hope voyait les dizaines de maison en bois délabré, entassées les unes sur les autres. Les rares commerces ne se trouvait pas dans cette zone où elle habitait. Un lieu comme le Gouffre ne donnait à personne envie d'y habiter. Mais des personnes comme eux ne pouvait espérer trouver du travail autre part. Hope faisait partie de la classe des travailleurs, mais, bien qu'elle soit techniquement au-dessus de celle paysanne, il n'en était pas ainsi, ou du moins pas pour tout le monde. En effet, la classe des travailleurs était la plus courante et celle qui manquait le plus de disponibilité de travail. Ceux qui à ce jour n'en avaient pas devaient se contenter de basses besognes, comme le travail dans la mine, au Gouffre, qui avait tendance à détruire les mineurs à petit feu. Mais tous restaient, car partir signifiait mourir de faim. Ils ne pouvaient pas se convertir en paysans, ils n'en avaient pas le droit. Ils avaient les yeux gris. Et en ce royaume, la couleur des yeux décidait des destins. Ils décidaient de la hiérarchie, décidaient des travaux qu'ils pouvaient faire, décidaient des personnes avec qui ils pouvaient se marier. Avoir les yeux gris contraignait des milliers de personnes, partout dans le royaume, à vivre dans la misère, sans possibilités de changement.

Hope arriva chez Ben et toqua à la porte. Il ne mit pas longtemps à lui ouvrir, un sourire radieux aux lèvres. Il en avait toujours en sa présence. Elle ne réussit pas à le lui rendre. Il comprit immédiatement que quelque chose n'allait pas. Il voulut la rassurer en lui disant que ce qu'il s'était passé hier n'était peut-être pas si problématique que cela, mais elle l'interrompu :

-Ben, ils savent ce qui est arrivé à mon frère.

La Rose NoireWhere stories live. Discover now