Chapitre 4

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Son cœur battait la chamade, mais le reste de son corps était paralysé. Le petit Pierre, qui, depuis le départ de son grand-frère, s'était occupé de sa fratrie, avait été attrapé. Elle ignorait comment ça s'était produit, mais Hope savait que Pierre ne ferait pas de mal à une mouche. Pour l'instant, en tout cas, il était en train de pleurer à chaudes larmes et ses cris s'étaient transformés en plaintes désespérées. Des larmes se déversèrent sur les joues de Hope. Elle regarda son ami et vit qu'il ne se portait pas mieux qu'elle. Mais que pouvait-elle y faire ? Elle n'avait rien. Elle était, comme toujours, une impuissante. Et puis, elle ne devait pas se mettre en danger, elle l'avait promis à son frère. Pourtant, ses jambes bougèrent toutes seules. Elle commença à suivre, à distance respectable, le convoi d'esclaves, plein à rebord d'hommes et de femmes en maillons qui n'avaient que la peau sur les os. Ben la suivit bientôt. Ils marchaient tous les deux tels des morts vivants. Hope suivait le convoi comme elle suivait si souvent son frère dans ses rêves. Sauf qu'elle ne le rejoignait jamais. Jamais. Elle se mordit le doigt jusqu'à ce que les marques de ses dents soient bien tracées. Elle prit alors une décision. Pierre ne deviendrait pas esclave et c'est elle qui le sauverait, qui d'autre ? Tout Exclu savait que tôt ou tard, son heure arriverait. La sienne aussi, mais si elle pouvait arriver pendant qu'elle aidait quelqu'un, alors elle ne serait pas veine. Et puis, elle n'avait pas rien, elle avait un couteau attaché à sa cheville, caché sous sa chausse. Ce n'était pas grand-chose, mais ce n'était pas rien. Elle avait sa force aussi, son courage et sa détermination à sauver un garçon qui souffrait comme elle avait souffert, mais qui souriait toujours. Elle ignorait combien de fois il l'avait fait rire, ni combien de fois elle lui avait donné des astuces pour voler discrètement les plus riches commerçants. Elle s'en rendait compte maintenant, mais elle avait été pour lui comme une grande sœur, ou un guide. Elle avait fait pour lui ce que son frère avait fait pour elle. Or, son frère aurait volé à son secours, quitte à perdre la vie. Il était inutile de vivre si la fraternité disparaissait, si chacun ne vivait que pour sa propre survie. Les Exclus devaient s'entraider. Hope ferait le premier pas.

Les deux vieux chevaux tirant le convoi d'esclaves étant particulièrement lents, Hope eut le temps de rentrer chez elle chercher son arc, son carquois et ses flèches, qu'elle dissimula sous une cape qu'elle avait elle-même cousue et faire demi-tour avant même que le convoi ne quitte la ville. Essoufflée, Ben à ses côtés, elle continua à suivre la charrette aux barreaux de bois à distance raisonnable, pour ne pas se faire remarquer. Cette fois-ci, c'était tendu : une petite erreur et c'était la fin. Cela faisait longtemps que Hope n'avait pas eu aussi peur, mais aussi longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi vivante. Ces yeux pétillaient et montraient une détermination farouche. Plus personne ne pourrait l'arrêter.

Ben n'avait pas simplement peur, il était juste terrorisé. Cette fois, Hope s'était vraiment mise en danger et elle était inarrêtable. C'est pourquoi il n'avait pas tenté de l'arrêter, alors qu'il rêvait de la prendre et de l'emmener autre part, n'importe où tant qu'elle pouvait être en sécurité. De plus, son regard avait regagné une lueur qu'il ne voyait que très rarement. Une lueur qu'il trouvait splendide. Hope, quant à elle, continuait son avancée, Ben sur ses talons. Ils étaient à présent presque sortis du village. La marche imposée par le convoi était lente et monotone et elle semblait interminable. Ben se sauverait, il le savait, mais Hope non. Hope n'aurait personne pour la sauver. Lui, il n'était pas assez fort, sa mère était alitée, son père épuisé, son frère parti trop tôt. Hope était juste incroyable à ses yeux. Elle vivait dans un monde où régnait égoïsme et trahison et, pourtant, elle réussissait à faire perdurer ses valeurs. Était-ce un héritage de son frère ? Il l'ignorait, mais elle était la personne la plus altruiste qu'il connaissait, même si elle-même ne s'en rendait pas compte. Ils continuèrent à marcher jusqu'à sortir du village. Le convoi avait pénétré un étroit sentier dans la forêt. C'est à ce moment-là que Hope se décida à agir. Elle dégaina une flèche et l'encorda. Comme à son habitude, elle retint son souffle et ferma un œil. L'œil qui était resté ouvert commença à briller, signe qu'elle utilisait son pouvoir.

À Avaloria, les yeux renfermaient des dons. C'étaient d'ailleurs ces pouvoirs qui avaient influencé la répartition des classes. Les yeux bruns donnaient la main verte. On racontait que les paysans faisaient pousser deux fois plus vite une plante que le reste de la population et qu'ils avaient des liens spéciaux avec les animaux. Les yeux gris renforçaient l'intuition artisanale, permettant à la classe des travailleurs de construire avec plus de facilités. De plus, ils augmentaient aussi l'agilité et la précision des mains ainsi que leur vitesse, rendant les détenteurs des yeux gris imbattables en travaux manuels. Seule Hope s'en servait pour augmenter la précision de ses tirs. Les yeux verts, quant à eux, appartenaient à la bourgeoisie. Leurs détenteurs étaient généralement très intelligents et malins et ils avaient une forte intuition dans le commerce. C'est pourquoi les personnes possédant des yeux verts faisaient des travaux intellectuels : ils étaient professeurs, marchands ou encore médecins. Bien que beaucoup de bourgeois étaient riches, d'autres, comme Ben et sa famille, avaient du mal à gagner suffisamment pour vivre. Appartenir à une classe avec de meilleurs métiers ne sécurisait pas une vie pleine de richesses. Si une famille bourgeoise faisait faillite, elle n'aurait pas plus de valeur économique qu'une famille de travailleurs. Enfin, la noblesse possédait des yeux bleus. Ces yeux lui accordaient des dons d'empathie. Les nobles pouvaient discerner certaines émotions et en influencer d'autres. Cela rendait la noblesse une excellente manipulatrice et, lorsque toute sa vie on cherchait à augmenter son pouvoir et son influence, la manipulation s'avérait fort utile.

La flèche fusa et atteint le harnais de l'un des chevaux, qui se brisa en deux. Effrayé, le cheval se cambra, puis prit la fuite malgré les injures de son maître. Le convoi s'arrêta. Une nouvelle flèche fusa pour aller briser le second harnais. L'autre cheval prit aussi la fuite. À présent, un homme d'une quarantaine d'année, aux cheveux gris et aux yeux verts mornes avec une barbichette ridicule et un ventre bien trop gras insultait des chevaux partis déjà trop loin. Les futurs esclaves, eux, avaient repris un peu d'espoir. Ils commencèrent à s'agiter et à s'attaquer aux barreaux de leur cage ambulante. Ils n'avaient plus de force et seule cette faible lueur d'espoir qui venait de s'offrir à eux leur donnait la force de rester debout. N'ayant plus de chevaux, le marchand d'esclave s'attaqua à sa marchandise et usa de son fouet sur les cibles qu'il avait devant lui, comme si elles étaient responsables de son malheur. Hope était folle de rage, mais c'était déjà un miracle si on ne l'avait pas repérée, elle devait rester prudente.

Soudain, celui qui était assis à côté du marchand d'esclave se leva. Sur son coup avait été tatoué la fleur de lys, preuve de son état d'esclave. Il avait aussi les yeux noirs d'un esclave. Lorsqu'une personne était transformée en esclave, on lui faisait consommer un fruit spécial, l'Ombrebaie qui changeait la couleur de ses yeux. Ce fruit avait deux avantages. Déjà, il était addictif et les esclaves qui commençaient à en manger pendant un certain temps ne pouvaient plus s'en passer et donc ne pouvaient plus se passer de leurs maîtres. Ensuite, avec la nouvelle couleur de yeux noirs, ce fruit apportait aussi de nouvelles capacités, en faisant disparaître les précédentes. Il rendait les esclaves discrets et silencieux, de sorte qu'ils dérangent le moins possible leurs maître. Cependant, dans cette situation, le véritable problème était le fait que cet esclave en question était un garde du corps et qu'il était armé. L'esclave se leva. Il était chauve et devait avoir trente ans. Il avait été bien nourri par ses maîtres puisqu'il était devenu une montagne de muscles. Il n'était vêtu que d'un pan de tissu qui lui recouvrait la partie inférieur du corps et son dos était strié de cicatrices de coups de fouets. L'esclave descendit du convoi, donnant un aperçu de son imposante carrure. Il devait mesurer presque deux mètres et était terrifiant. Il commença à perlustrer la forêt, à la recherche des saboteurs de son maître. Hope et Ben se pétrifièrent. Ils ne pouvaient pas fuir et abandonner Pierre après tout ce qu'ils avaient fait, mais en même temps, si cet esclave les trouvait, ils ne survivraient pas. 

La Rose NoireWhere stories live. Discover now