Chapitre 3

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 Ben était abasourdi. Il connaissait aussi Gabriel et il l'avait aussi aimé. Il savait combien il comptait pour Hope. C'était lui qui lui avait permis d'accepter sa condition d'Exclue et de mieux la comprendre. C'était lui qui lui avait tout appris. Les parents de Hope n'avaient jamais réellement été disponibles pour elle. Son père travaillait à la mine à temps plein et revenait épuisé. Sa mère était malade. Elle n'avait eu que lui pour apprendre à grandir. Mais il était parti trop tôt. À six ans, Hope avait dû affronter seule la vie. Seule avec lui, son ami, mais il savait que ce n'était pas la même chose et qu'il ne pouvait pas tout à fait la comprendre. Cependant, il était déterminé à tout faire pour l'aider. Il la laissa entrer chez lui. La maison de Ben était modeste, mais assez confortable. Elle ne possédait que l'indispensable, mais ici au Gouffre l'indispensable pouvait être un luxe. Ben et Hope s'installèrent sur le lit de celui-ci pour commencer une importante discussion :

-Alors déjà, comment est-ce que tu sais qu'ils connaissent ton frère ?

-Ils me l'ont dit, je les ai recroisés hier, il était déjà nuit.

Ben eut du mal à cacher son inquiétude. Il savait déjà que Hope faisait des escapades nocturnes, mais la savoir toute seule dans le noir à des heures si tardives, dans un endroit aussi dangereux que le Gouffre, le mettait hors de lui. Il la laissa cependant continuer, conscient qu'elle avait besoin de parler à quelqu'un de confiance.

-Ben, je ne sais plus quoi faire. Ils ne m'ont pas juste promis des réponses sur mon frère, ils m'ont promis le droit de vivre. J'ai envie d'être comme toi. J'ai envie de mériter ton amitié et d'être ton égale, mais, si je ne fais rien, c'est impossible.

-Tu es mon égale.

-Non, je ne le suis pas ! Dans ce royaume tu es supérieur à moi et si tu m'ordonnais de faire quelque chose, je serais contrainte de le faire.

-Jamais je ne ferais une chose pareille. Je suis ton ami.

-Mais tu as les yeux verts ! Ben, que ce soit dangereux ou pas, que ces gens-là soient des psychopathes ou non, je veux faire quelque chose. Je ne supporterai plus longtemps de me sentir constamment inférieure à toi.

Ben la regarda. Ses yeux brillèrent, mais aucune larme ne s'écoula. Il ne voulait pas que Hope pense qu'il la prenait en pitié. Il regarda ses yeux gris et rêva de les voir changer. Lorsqu'il la voyait ainsi, si vulnérable et au bord des larmes, il voulait la serrer contre elle. Mais il savait qu'elle le repousserait.

-Je peux te promettre une chose alors. À deux, on ne changera pas le monde, mais on découvrira au moins ce qui est arrivé à ton frère. Même si pour cela on devra avoir à faire à des gens peu recommandables. Et, quoi qu'il arrive, je te soutiendrai. Ton frère mérite que les causes de sa mort soient éclairées, pour que son âme repose en paix.

Ils se regardèrent dans les yeux. Leur accord était scellé.

Ben et Hope marchaient côte à côte. Les gens aux alentours les regardaient d'un mauvais œil. Pour eux, Hope se vendait à Ben. Pour personne l'idée d'une amitié entre classes était possible. De toute façon, au point où les habitants du Gouffre étaient, aucune forme d'amitié n'était envisageable à leurs yeux. Les deux jeunes regardèrent autour d'eux, à la recherche de gens vêtus de noir. À la place ils ne virent que des mineurs épuisés par un travail pénible, avec des vêtements usés et crottés. Leurs visages portaient les marques de leur fatigue et, pour beaucoup, de leur faim. Leurs regards reflétaient la dure réalité de leurs existences et les années pesaient sur leurs dos déjà, pour beaucoup, courbés. Aucune lumière ne transparaissait dans leurs yeux, seulement la résignation nécessaire pour rester en vie, jour après jour. Le ciel, comme souvent, était gris ce matin-là et il n'apportait donc aucune couleur au paysage déjà grisâtre qui s'offrait devant Hope et Ben. Ce qu'ils voyaient ne les choquaient plus à présent. Lorsque l'on vivait dans un endroit misérable toute son existence, la misère devenait la normalité.

Le village du Gouffre avait une forme circulaire, ou plutôt celle d'un cône inversé. En son centre se trouvait la mine et lorsque l'on se déplaçait vers l'extérieur, donc vers le haut, on se déplaçait toujours sur un terrain en pente ou presque. Plus on s'éloignait de la mine, plus les infrastructures étaient en bon état, étant plus récentes et appartenant aux familles plus aisées. Il était impossible de trouver le moindre marché ou la moindre boutique, en dehors de celles illégales, dans la moitié inférieure du Gouffre. Et même dans la partie supérieure, il n'y en avait pas des tonnes. La boutique des parents de Ben était l'une des rares, ce qui faisait de Ben l'un des garçons les plus riches du Gouffre, alors même qu'il devait faire d'énormes économies pour s'acheter ne serait-ce qu'une paire de chaussure. La richesse est sujet à interprétation. Dans le Gouffre, manger à sa faim était la plus grande forme de richesse, plus qu'un quelconque bijoux ou qu'une quelconque pièce d'or. Lorsqu'on sortait du village, on atteignait une hauteur normale et on rejoignait presque immédiatement la forêt, qui entourait le village. Les habitants du Gouffre n'avait pas le droit de pénétrer cette forêt, bien que de nombreuses personnes le faisaient illégalement, à la recherche de baies, de bois ou de gibier. La forêt, comme tout le village, était la propriété des Ravenshade, une riche famille de nobles. Nul ne savait comment elle avait fait pour acquérir le Gouffre, mais étant sa propriété, elle en tirait d'énormes bénéfices. Chaque pépite d'or trouvée dans la mine devenait automatiquement un de leurs biens. Jamais ils n'avaient eu l'idée de partager ou d'aider ceux qui travaillaient pour eux, alors même qu'ils mouraient de faim. Mais à force, tout le monde comprenait qu'il n'y avait pas de justice dans le monde. Seulement l'ironie du sort qui en faisait naître certains avec une cuillère en argent dans la bouche et d'autres incapables même de se payer le droit de vivre.

Soudain, alors que les deux amis cherchaient encore des traces des étranges personnages de la veille, un convoi d'esclaves passa. C'était une simple charrette traînée par deux vieux chevaux, avec une grande cellule avec des barreaux en bois et deux conducteurs à l'avant. Il en passait de temps en temps au Gouffre. Il s'agissait pour la plupart d'Exclus attrapés, ou bien encore de gens qui enfreignaient la loi, par exemple en volant ou en chassant dans la forêt, propriété des Ravenshade, sans autorisation, ne résistant pas à la faim. Devenir esclave terrorisait Hope, mais, vu le quota déjà important d'illégalités commises, sans compter le fait qu'elle était une Exclue, cette fin était plus qu'envisageable. Chaque fois qu'elle voyait un convoi d'esclaves, sa mine s'assombrissait. Elle était l'une des seules à penser ainsi. Les autres habitants ne pensaient qu'à eux-mêmes. Elle les comprenait, la plupart ne mangeait pas à leur faim, mais ce manque de solidarité était tout de même bien triste à constater. C'était pour cela que ses parents avaient pris part à l'organisation de la traversée, pour que les enfants du Gouffre puissent espérer avoir un meilleur destin. On racontait que les royaumes voisins faisaient de leur mieux pour valoriser l'égalité. Un tel monde lui semblait impossible.

La plupart des gens attrapés et destinés à devenir esclaves n'avaient plus aucune lueur de vie, plus aucune force pour aller à l'encontre de ce qui leur arrivait. Pourtant, aujourd'hui, une personne se débattait et poussait des cris aigus, des cris d'enfant. Hope se tourna un instant pour jeter un coup d'œil, mais ce qu'elle vit lui donna envie de vomir. En train de se débattre en vain, enchaîné par des cordes qui lui arrachaient la peau, se trouvait Pierre, le fils d'Agnès.   

La Rose NoireWhere stories live. Discover now