L'Ordre du dragon

Chapitre 3

18 Octobre, Bucarest

La bière était décidément bien trop forte en Roumanie.

C'était le troisième soir qu'elles passaient à Bucarest. Après avoir quitté avec regret leurs hôtes, il y a deux jours de cela, elles avaient rejoint leur logement, déposé leurs affaires, et les choses sérieuses avaient commencé. Durant deux jours, elles avaient visité la capitale de long en large, en passant par tous les musées et sites touristiques possibles et imaginables. Ce soir-là, après avoir visité l'Athénée roumain et le Palais du Parlement, elles avaient décidé de s'octroyer une pause à Lipscani, le fameux quartier branché de la capitale. Cela avait été une erreur fatale; elles avaient passé pas moins de trois heures à sillonner les boutiques. Elena avait écumé les moindres échoppes qui vendaient des vêtements, sacs ou chaussures, brûlant au passage toutes ses économies. Les autres n'étaient pas très loin derrière elle, cependant. Alors qu'elles avaient décidé de rentrer, Cat avait découvert une librairie, nichée dans le coin d'une rue pavée. Après une heure à admirer tous les livres, elle avait fini par s'acheter quelques cahiers, où elle pourrait noter les recherches qu'elle entreprendrait bientôt. La nuit tombait déjà lorsque les filles sortirent de la librairie. La foule qui s'était amassée dans les magasins tout au long de la journée se dispersait, et les bars et restaurants s'emplissaient peu à peu. Grisée par l'ambiance joyeuse qui flottait dans l'air, Chloé proposa de rester boire un verre. Elles trouvèrent une taverne sympathique, qui passait aussi bien de la musique traditionnelle que du vieux rock des années 60. Les heures filèrent, les verres défilèrent, et bientôt minuit fut passé. Le quartier se vidait doucement, et les jeunes filles partirent à la recherche d'un bus pour les ramener jusqu'à leur appartement.

Cat posa la tête contre la vitre glacée. Décidément, le paysage tournait beaucoup trop. Cela faisait des mois qu'elle s'interdisait de boire une goutte d'alcool, mais aujourd'hui, tout se passait si bien, elle se sentait plus légère que ces derniers mois. Et ce soir elle l'était encore plus. Elle sentait un sourire béat sur ses lèvres, tandis qu'elle écoutait les bavardages quelque peu décousus d'Elena et Chloé, qui juraient avoir trouvé dans la taverne le plus bel homme de leur vie. Louise était assise à ses côtés et somnolait. Soudain, le bus pila, et resta arrêté Chloé et Elena s'écroulèrent par terre, tandis que Louise se redressait brusquement. Cat eut simplement le temps de voir une voiture arriver à toute vitesse à gauche, juste devant le bus, puis un bruit abominable retentit. Ce n'était pas juste le bruit du caoutchouc des pneumatiques qui chauffaient sur le bitume, ni celui du métal qui se froissait et se brisait. C'était le bruit d'un drame, d'une vie qui se déchire, peut-être même d'une autre qui prend fin.

- Cat ? Cat tout va bien ?

Ses oreilles bourdonnaient fort, bien trop fort. Elle percevait des voix sans rien comprendre. Il n'y avait que ce bruit, les freins, le métal, et puis les cris. Elle était devenue livide, elle le sentait, mais aucun mot ne pouvait plus sortir de sa bouche. Son rythme cardiaque s'accélérait, il fallait qu'elle arrive à respirer de nouveau, à remonter à la surface. Mais l'alcool embrumait son esprit, et ses pensées n'étaient plus qu'une ronde, où cette voiture tournait en boucle pour aller s'écraser sur une autre. "Les freins, le métal, les cris, les freins, le métal, les cris les freins..." Elle se sentit glisser par terre, et des étoiles envahirent son champ de vision.

- Cat ! Cat répond nous s'il te plaît !

Sa bouche était pâteuse, et aucun son n'en sortit. Le noir l'envahit doucement.                                 La bière était décidément bien trop forte en Roumanie.

19 octobre, Bucarest

Cat entrouvrit difficilement les yeux, et le regretta immédiatement. La lumière était trop vive, beaucoup trop vive. Elle grogna, et enfouit sa tête dans l'oreiller. Un marteau piqueur semblait avoir élu domicile à l'intérieur de son crâne. Voilà pourquoi elle détestait les soirées trop arrosées. A côté d'elle, elle entendait Louise ronfler légèrement. Il n'y avait aucun bruit dans le petit appartement. Elle soupira, et s'extirpa péniblement de sous la couette. Elle sortit discrètement de la chambre, en attrapant au passage de quoi s'habiller. Après une douche rapide, elle s'habilla et sortit de l'appartement. Il était déjà midi, mais il n'y avait que peu de monde dans les rues. Elle déambula jusqu'à trouver une boulangerie, acheta 4 croissants, et repartit vers l'appartement. Lorsqu'elle entra, elle trouva Louise, assise dans la cuisine, la mine inquiète. Elle lui offrit son plus beau sourire, et agita sous son nez le sachet imbibé de gras qu'elle tenait.

- J'ai été chercher les croissants !

Le visage de son ami se détendit, et elle rit.

- La dose syndicale de gras pour se remettre d'une bonne soirée, c'est ça ?

- Comme toujours !

Au même moment, Elena émergea de la deuxième chambre, enroulée dans une couette, les cheveux ébouriffés et la mine de travers. Derrière elle, Chloé, en bien meilleur état, affichait un sourire ironique. Chloé et Cat éclatèrent de rire.

- Et comme d'habitude, tu aurais dû rester dormir Elena, se moqua Chloé.

Cette dernière marmonna une brève réponse, attrapa une bouteille d'eau et alla s'asseoir dans un fauteuil du salon.

Louise s'employa à préparer un thé pour tout le monde, Chloé sortit des verres de jus d'orange, et Cat alla poser les croissants sur la petite table du salon. Elles s'installèrent toutes les quatre et discutèrent. C'était comme si rien ne s'était passé, comme si tout allait bien de nouveau. Cat se sentait légère, étonnamment. La veille, après avoir perdu connaissance un court instant, elle s'était reprise, avait respiré lentement. Jamais elle n'avait fait preuve d'un calme aussi exemplaire auparavant. L'angoisse qui lui broyait la poitrine s'était dissipée progressivement, et elles avaient pu regagner leur appartement sans plus d'encombres. Cette fois ci, le sommeil ne l'avait pas boudée, elle s'était endormie rapidement, et ne s'était réveillée que le matin.

Cela faisait désormais des mois que ça n'était pas arrivé. Avant, il lui fallait des jours entiers pour espérer de nouveau manger et trouver le sommeil.

Ses amies en avaient bien conscience.

- La Roumanie, ça a vraiment du bon, y a pas à dire ! s'exclama Elena, revigorée par son petit déjeuner.

- Tu veux sans doute dire "les roumains ça a du bon" ? La taquina Louise.

- Bien évidemment c'était compris là-dedans ! Dommage que l'on doive partir bientôt.

- Il vous reste encore deux jours, répondit doucement Cat. Nous allons visiter le château de Bran ! Frissons garantis...

- Je pense rester plus longtemps.

Cat se tourna avec étonnement vers Louise.

- Vraiment ?

- Oui, je n'ai pas d'obligations, tu sais bien. Je peux très bien travailler mon mémoire d'ici, tout comme toi !

Louise étudiait l'économie, et entamait sa deuxième année de master. C'était une élève sérieuse, et son mémoire était déjà très avancé. Où qu'elle aille, elle avait toujours sur elle son ordinateur avec ses travaux, ainsi que toute sa documentation en ligne. Cat ne protesta donc pas. Elle préférait amplement ne pas se retrouver seule immédiatement dans ce pays encore inconnu.

- Combien de temps vas-tu rester ?

- Je n'en sais rien, ça dépendra de la météo sans doute, plaisanta-t-elle.

La journée s'écoula ainsi, en bavardages et plaisanteries. En début de soirée, elles firent leurs valises, préparèrent leur voyage vers le château de Bran, et s'installèrent devant leur film culte. Toutes regagnèrent ensuite leur lit, et s'endormirent sans peine.

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