Chapitre 18

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Février 1477

Il rabattit le capuchon sur sa tête, de manière à ne laisser apparaître que le bas de son visage. Il avait vérifié au moins dix fois qu'il n'était pas suivi, avait fait marcher son cheval dans la mousse afin d'entendre le bruit d'éventuels poursuivants. Mais personne ne se doutait de sa présence ici. Un poids sembla s'envoler de ses épaules. Plus que quelques minutes, et il allait enfin la revoir. Son estomac se noua, et un sourire irrépressible étira ses lèvres. Lorsqu'il avait senti la lame lui trancher la gorge, elle était la seule chose à laquelle il avait pu penser. Elle qu'il allait laisser veuve, avec leurs deux enfants, à la tête de sa principauté, et à la merci de tous ces rapaces qui complotaient sûrement déjà contre elle. Lorsqu'il s'était glissé dans leur château, il y a deux semaines de cela, une peur sans nom lui broyait la poitrine. Etait-elle saine et sauve ? Cela faisait presque deux mois qu'il l'avait abandonnée... Et il l'avait vue, assise à sa table, prenant le dîner accompagnée de leurs vassaux. Elle était pâle, beaucoup trop pâle. Ses joues lui semblaient plus creusées qu'à l'habitude, mais elle avait toujours ce port de tête altier, ce regard de feu, et malgré ses mains qui tremblaient légèrement, elle imposait le respect. Comme il pouvait s'y attendre, elle portait le deuil. Il avait été saisi d'une envie presque incontrôlable de la serrer dans ses bras, de caresser ses joues si blanches, de les embrasser tendrement. Il lui avait fallu attendre qu'elle se retire dans leur chambre pour se montrer. Bien évidemment, elle avait été surprise. Non, là n'était pas le mot. Elle l'avait regardé d'un air horrifié, qui lui avait percé le cœur. A force de mots rassurants, il avait pu l'approcher, et la prendre dans ses bras. Il avait tenté de lui expliquer. Oui on lui avait tendu une embuscade, oui il aurait dû mourir. Non, ce n'était pas sa tête que le sultan Mehmet II avait empalée devant son palais. Cependant, il ne pouvait pas lui révéler pourquoi il avait survécu. Il enfreignait déjà les règles en se montrant. Il ne voulait pas la mettre plus en danger. Elle avait fini par se calmer, ses larmes s'étaient taries, et elle avait enfin osé le regarder dans les yeux. Or ce qu'il avait vu dans ses grands yeux noirs ne lui avait pas plu. Il n'y avait que chagrin, crainte et fatigue. Elle le laissait caresser son dos, mais son corps était tendu à l'extrême.

Il avait dû la quitter quelques heures plus tard, dévasté de devoir la laisser seule après un tel choc. Avait-il fait le bon choix en se montrant devant elle, alors qu'il était sensé avoir trépassé deux mois plus tôt ?

Mais aujourd'hui, il était confiant. Il avait décidé de lui dire la vérité, pleine et entière, afin qu'elle puisse comprendre que son mari était de retour auprès d'elle, pour toujours. Il traversa la grande porte, s'engouffra dans une des tours, et rejoignit leur chambre par des chemins détournés. Il ouvrit la porte doucement, sans frapper. Peut-être se reposait-elle ? Il ne voulait en aucun cas la réveiller, elle lui avait paru si fatiguée. Il ne la trouva pas dans sa chambre. Il passa par la salle à manger, la chambre de leur fils, la bibliothèque, les écuries, mais elle n'était nul part. En désespoir de cause, il monta sur le chemin de garde. Jamais sa femme n'avait mis les pieds là, et pourtant, une puissante intuition l'incitait à s'y rendre. Il fit le tour tranquillement, perdu dans ses pensées. Lorsqu'il arriva à la tour nord, un petit objet brillant à ses pieds attira son attention. Il se pencha, et le saisit. Une sueur froide le saisit. C'était un collier en or, qu'il lui avait offert à leur mariage. Il se redressa précipitamment, et, mécaniquement se pencha au-dessus du muret. Animé par un fol espoir. Pourvu qu'il se trompe.

Un hurlement rauque, presque animal, sortit de ses entrailles, et résonna contre les falaises. En bas de la tour, sur les rochers déchiquetés, une forme blanche gisait, comme une poupée de chiffon. On aurait dit un corps de femme, aux angles irréels, comme s'il avait voulu trop bien épouser la forme des pierres. Un voile brûlant l'arracha à la vision de ce corps tant aimé, disloqué au pied de son château. Il pleurait.

Son cri avait attiré l'attention, il fallait qu'il parte. Il fit demi-tour sans un regard, et fonça dans leur chambre. Il retourna le bureau, éparpillant par terre une nuée de feuilles. Fou de douleur, il les arracha, les déchira, cherchant désespérément une explication. Il se leva en entendant des pas s'approcher, c'est ainsi qu'il la trouva. Elle était posée sur un oreiller, sur le sien. Il la saisit, la rangea précipitamment dans son manteau, et sortit de leur chambre. Il retrouva son cheval là où il l'avait attaché. Dans sa main gauche, il serrait toujours son collier. Pourquoi ? Les mains tremblantes, il sortit la feuille froissée de l'intérieur de son manteau. Il resta la fixer, immobile, silencieux comme la mort. Lorsque la nuit fut tombée, enfin, il réussit à desserrer ses doigts, et la feuille tomba doucement au sol. Il enfourcha son cheval, et partit au galop, bride abattue, sans un regard en arrière.

Derrière lui, il laissait par terre une lettre, où étaient tracées quelques lettres tremblantes :

« Mon bien-aimé s'est damné, il est venu à moi, et je comprends que désormais, c'est mon âme que le malin convoite, je dois me donner à la mort avant que l'enfer ne me prenne.

Emmenez Minhea au monastère, il y sera en sécurité

Que Dieu ait pitié de moi.

Ilena. »

L'Ordre du dragonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant