Chapitre 19

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2 novembre, Bucarest

Cat était assise sur une chaise très inconfortable, et se tortillait, gênée. En face d'elle, ou plutôt, à dix mètres d'elle, se tenaient Dracul, assis à sa droite, Radu, et debout à sa gauche, Vlad. Stefan était là également, un peu en retrait, Décébale flottant à ses côtés. Tous deux lui adressèrent un sourire encourageant. Tatiana entra par une des portes latérales, et vint se placer près d'elle. Sa présence la réconforta quelque peu. Elle sentait que la sorcière était bienveillante à son égard.

- Tatiana, tonna Dracul, tu as pu l'examiner. Sais-tu pourquoi elle peut voir les limbes, alors qu'elle est humaine ?

Un long silence s'en suivit. La sorcière posa doucement sa main chaude sur l'épaule de Cat, et la regarda dans les yeux. Ses pupilles violettes étaient insondables, mais apaisèrent les craintes de la jeune fille. Son estomac se dénoua. Un peu. Tatiana se retourna vers Dracul, et avança jusqu'à lui.

- Oui, répondit-elle simplement.

La mâchoire du vieux moroï se crispa.

- Nous t'écoutons, grinça-t-il.

Tatiana hocha doucement la tête, s'assit. Cela aurait pu être un geste tout à fait anodin, si on excluait le fait qu'il n'y avait pas de chaise sous elle. Elle donnait donc l'impression de flotter, tout comme Décébale, sa longue robe s'étalant sous elle en de somptueuses vagues de satin. Radu leva au ciel des yeux agacés, tandis qu'une sourire discret étirait les lèvres de Vlad.

- Catalina n'est pas humaine, elle peut donc voir les limbes au même titre que nous tous.

Radu lâcha une exclamation outrée, tandis que Vlad et Décébale affichaient des yeux ronds. Seuls Dracul et Stefan restèrent imperturbables.

- Mais ça, tu t'en doutais Dracul, continua la sorcière.

Derrière, Cat assistait à la scène avec la désagréable impression d'assister à un mauvais film. C'était d'elle dont il était question, mais personne ne la regardait, ou ne s'adressait à elle. Pas humaine ? Comment était-ce possible...

- Certains d'entre vous connaissent Irina Stelescu.


Dracul et Stefan acquiescèrent.

- Elle était la grand-mère de Catalina. Elle avait donc une grande probabilité d'hériter de son don.

- Quel don ?

Cat avait presque crié. Elle ne supportait plus d'être tenue à l'écart de cette discussion, d'autant qu'elle portait maintenant sur sa grand-mère adorée. Tatiana semblait être du même avis, car d'un mouvement de la main, elle attira la chaise de la jeune fille, qui glissa sans bruit sur le sol de marbre, pour s'arrêter à côté d'elle. Cat cligna des yeux, quelque peu étourdie par le voyage que le meuble sur lequel elle était assise venait d'effectuer.

- Cela n'est pas décent, commença Radu, elle doit rester loin du maître de maison, c'est son procès...

- Trève de sottises, le coupa froidement la sorcière, ce n'est plus son procès, car elle est l'une des votre. C'est même vous qui devriez être à ses pieds, et non l'inverse.

- Qui était ma grand-mère ? Chuchota Cat.

- Avant de répondre à cela, déclara Dracul, il faut d'abord que tu saches un certain nombre de choses.

Le ton du vieil homme avait changé. Etait-ce du respect qu'il affichait en s'adressant à elle ? Un coup d'œil sur l'air interloqué de Vlad et Radu lui confirma que ce changement était réel.

- Les moroïs ne sont pas les seules créatures surnaturelles à peupler la terre et les limbes. Comme tu le sais déjà, il existe, des sorcières, des spectres, des stigoïs...

Cat opina du chef.

- Cependant si nous ne sommes pas les seuls, nous ne sommes pas non plus les plus dangereux. Ou du moins nos desseins ne sont pas malveillants. L'Ordre n'est pas la seule organisation regroupant des moroïs, il en existe partout. Nous sommes nombreux, mais nous respectons tous un certain nombre de règle, pour assurer la sécurité des humains, et la nôtre. Malgré nos divergences d'opinion sur certains sujets, il y a un point sur lequel nous sommes unanimes. Voilà des centaines d'années que nous tentons de résister aux dieux de ce monde.

- Des dieux ?

- Ce ne sont pas des dieux comme toi tu pourrais l'entendre. Nous les appelons dieux car ils ont le pouvoir d'influer sur la destinée de ce monde. La première fois que nous avons trouvé leur évocation dans les textes, ils se faisaient nommer aruspices, et vivaient parmi les Etrusques.

- Les aruspices ? Ces créatures sont des devins ?

- A l'époque, ils prétendaient lire les augures dans les entrailles des animaux sacrifiés. Par la suite, on a retrouvé leur trace sous l'Empire Romain, mais également en Grèce, puis en Occident médiéval. Ils se sont toujours infiltrés dans les sociétés humaines. Comme tu l'as bien souligné, ils peuvent voir l'avenir, ou du moins les avenirs possibles. Tu imagines bien sûr tout ce que cela implique : ils sont impossibles à surprendre, impossibles à battre, et surtout nous ne pouvons pas deviner leurs desseins.

- Mais en quoi sont-ils malveillants ? Demanda Cat.

- Tu as entendu parler de la chute de l'Empire Romain, bien évidemment ? La peste noire ? La guerre de cent ans ? L'invasion Ottomane ? La Révolution française ? La boucherie de 14-18 ?

- Evidemment, le coupa Cat, mais c'était des hommes contre des hommes, qu'est-ce que ces aruspices ont à voir là-dedans ? Et quel est le rapport avec ma grand-mère ?

- Les aruspices n'ont jamais attaqué les hommes. En revanche, nous avons retrouvé des preuves de leur présence avant chaque catastrophe qui a touché ce monde. Pour une raison que nous ignorons, tous ces cataclysmes qui brisent les sociétés humaines servent les aruspices. Ce que nous savons concrètement d'eux est très réduit, et se résume à une légende étrusque, que nous avons conservé, loin des yeux humains.

Cat frissonna. Elle sentait au plus profond d'elle que ce qui allait suivre n'allait pas lui plaire.

- Les aruspices seraient sept dieux déchus, bannis du ciel car ils complotaient contre leur roi. Ensemble, ils peuvent percevoir parfaitement l'avenir. Lorsqu'ils furent chassés des cieux, leur roi les enchaîna, afin qu'ils ne puissent jamais être réunis. Leurs visions sont ainsi devenues lacunaires, et leurs connaissances incomplètes. Cependant, en arrivant sur terre, ils ont trouvé un monde peuplés d'êtres humains, faibles, malléables, faciles à conquérir et à dominer. Afin d'assouvir leur soif de conquête, ils se sont créé à sept serviteurs, à partir d'air et de magie. Ainsi sont nées les premières fées. Cependant elles étaient libres, instables, difficiles à contrôler. Elles étaient trop pures pour les aider dans leurs terribles desseins. Alors elles ont fui. Fous de rage, les aruspices créèrent de nouveau quatorze serviteurs, faits de ténèbres et de leur sang, afin d'être sûrs d'avoir un contrôle total sur eux. Ils les chargèrent de traquer les fées, et de les tuer. Ainsi naquirent les premiers vampires, friands de sang humain, prisonnier de leur terre ancestrale, et affaiblis par la lumière du jour.

Dracul se tut. Cat assimilait toutes ces informations. Jamais elle n'avait entendu de pareilles légendes à propos des aruspices, et pourtant elle avait quelque peu étudié la civilisation étrusque.

- La légende s'arrête là. En revanche ce que nous savons, c'est que les aruspices chassent toujours leurs sept fées, et la descendance qu'elles ont pu avoir. Elles sont la seule chose qu'ils ne peuvent absolument pas voir dans leurs visions, leur seule variable aléatoire. Leur existence même les menace, car si l'une d'entre elles décident de s'attaquer à eux, ils ne pourront le prévoir. Et Irina Stelescu, ta grand-mère, était l'une d'entre elles.

L'Ordre du dragonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant