Chapitre 30

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13 novembre, gare de Brasov.

Le train venait de partir. Il était quasiment vide, aussi Cat et Stefan s'étaient-ils retrouvés surclassés. Ils étaient donc confortablement installés sur des sièges luxueux. Il était 19h, et ils devaient arriver à Budapest le lendemain matin. De là, ils prendraient l'avion pour Dublin. Cat était légèrement intriguée. Elle avait vu qu'il existait des vols direct Bucarest-Dublin, aussi ne comprenait-elle pas pourquoi ils devaient faire ce détour, qui rallongeait leur voyage de manière conséquente. Cependant Cat n'eut pas le temps d'en demander plus à Stefan, car il entama directement la conversation. Il s'excusa de sa froideur à leur départ, mais il avait eu peur en apprenant que leurs ennemis savaient comment tuer définitivement un moroï.

- Tu es sûre de ne plus avoir tes pouvoirs ? Lui demanda-t-il après avoir échangé quelques badinages. Comment le sais-tu ?

- Oui ! Enfin je n'en suis pas certaine, mais je le sens... J'ai l'impression d'être sans-défense. Enfin plus que d'habitude.

Stefan resta un instant songeur, et reprit.

- En tout cas, si ça peut te consoler, Vlad doit être bien embêté s'il continue à avoir tout ce surplus d'énergie ! Avec un peu de chance, il fera exploser un bout du château de la comtesse...

- Avec un peu de chance, renchérit Cat, il fera exploser la comtesse !

Ils rirent tous les deux, en échangeant un regard complice. Ils continuèrent ainsi leurs plaisanteries, ce qui allégea le cœur de la jeune fille. En ce moment, elle avait toujours cette impression d'urgence, cette peur que d'un seul coup, une catastrophe survienne et tout s'écroule. Lorsqu'elle était avec Stefan, elle oubliait un peu tout ça, et elle se sentait... Normale ? Le mot n'était pas adapté, mais plus sereine, plus équilibrée. Plaisanter avec un non-mort lui donnait l'impression d'être saine d'esprit. Ironie, quand tu nous tiens.

- Quel est ton nom de famille ? Demanda soudain Cat.

Il ricana.

- Je n'ai pas vraiment envie de m'en rappeler. Pourquoi veux-tu savoir ça ?

- Je ne sais pas, comme les autres sont des personnages que l'histoire a retenus, je me demandais...

- Inutile de chercher, je suis un illustre inconnu !

- Pourquoi l'Ordre a eu besoin de toi ?

Il éclata de rire franchement cette fois-ci.

- Es-tu prête à entendre la plus grande farce de l'histoire de l'Ordre ?

Cat fit oui de la tête, perplexe.

- En 1530, j'avais 25 ans, ou 24, je ne sais plus. J'étais esclave de Vladislav de Valachie, un membre de la famille rivale des Draculea. Mon maître était très vieux, mais il devait prêter serment à Sigismond et entrer dans l'Ordre, pour pouvoir réconcilier les deux familles. Comme tu peux l'imaginer, la condition d'esclave à l'époque n'était pas reluisante. Par ailleurs j'étais quelque peu turbulent, donc battu régulièrement.

Il s'arrêta quelques instants, les yeux dans le vague.

- Le jour du serment, continua-t-il d'une voix lointaine, c'est moi qui avait été désigné pour accompagner le maître, parce que j'étais jeune et vigoureux. Lui pouvait à peine marcher sans soutien, il était rongé par la maladie et la vieillesse. Il n'entendait plus rien, je devais lui faire répéter chaque phrase du serment. Et avant d'avoir pu dire les derniers mots, il est mort.

- Mort ? Mais alors il n'est pas devenu moroï ?

- Oui, bien mort, son cœur a lâché je suppose. Ils m'ont emprisonné, croyant que j'avais quelque chose à voir avec sa mort. Ils ont attendu trois jours, mais il n'a jamais refait surface. Le serment n'avait pas été prononcé intégralement, le sort n'avait donc pas été mis en place. Moi je ne comprenais pas grand-chose, je demandais juste à rentrer chez moi, et continuer ma vie misérable. Pas de chance, ils ont décidé de m'exécuter, parce que j'en avais trop vu. Sauf que, quelques heures après avoir tranché ma gorge, j'étais de nouveau debout, vivant, en pleine forme, bien que complètement perdu.

- Comment est-ce possible ? Tu avais prononcé le serment, mais tu n'avais pas échangé ton sang ?

- Comme je te l'ai dit, j'étais régulièrement battu, et l'une de mes blessures récentes s'était mal refermée. Lorsque je soutenais le vieux Vladislav, mon sang a probablement dû goutter sur le pentacle. Le sort a donc été appliqué à ma personne...

Cat en resta bouché-bée. C'était un concours de circonstances tellement inattendu que ça en devenait grossier.

- Je t'épargnerai le récit de la crise colère de Sigismond et ses proches lieutenants, qui ont essayé à tour de rôle de se débarrasser du problème que je constituais. Finalement, c'est Vlad qui a intervenu en ma faveur, en avançant qu'un moroï jeune, puissant, et inconnu de tous pourrait être très utile à l'Ordre, pour s'infiltrer, espionner, ou que-sais-je. Et me voilà !

Elle digéra un moment toutes ses informations.

- Tu regrettes que ça soit arrivé ?

- Pas le moins du monde ! J'étais un objet, et je suis devenu un immortel puissant et indépendant. J'ai gagné ma liberté, et je n'ai pas perdu grand-chose en échange.

Son regard se fit de nouveau lointain, et Cat sentit qu'il n'était plus avec elle, dans le train, mais dans la Roumanie du XVIe s, parmi ce « pas grand-chose » qu'il avait sacrifié après être entré dans l'Ordre.
Le paysage nocturne défilait par la fenêtre, et Cat, sans s'en rendre compte, finit par s'endormir sur l'épaule de son compagnon. Elle eut vaguement conscience qu'il la couvrait de sa veste, et cru sentir une main légère remettre en place une mèche folle et lui caresser les cheveux. Elle ne sut pas si elle l'avait imaginé, mais jamais, de ce dernier mois, elle n'avait dormi aussi en paix que cette nuit-là.

L'Ordre du dragonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant