Les serres du Corbeau - Double-âme [3]

Chapitre 56 :

Ma main frôle la surface de l'eau. Parfois, des petits éclats vifs passent dans le bleu sombre de la mer tirant de plus en plus sur le noir à mesure qu'on plonge le regard dans ses entrailles. Des petits poissons, sans doute, car les plus gros nagent plus profondément, là où ils peuvent suivre les courants forts qui les guide dans leur migration. Mes yeux se relèvent vers la bande de terre qui se découpe dans l'horizon.

Nous aussi, nous migrons.

Depuis plusieurs semaines, tous les Pavillons sont abandonnés les uns après les autres par leur Clan. Nous assistons à la plus grande migration de l'histoire des Alfars : toutes les Lignées se rassemblent par groupe de plusieurs Clans sur des territoires sauvages loin des hommes pour s'y installer. Cette migration se fait avec le support de la CIA et des SSR, qui croisent nos informations avec les leurs pour définir les lieux naturels les plus isolés et cachés de la population humaine.

Depuis plusieurs semaines, nous voyons la trace des services secrets partout autour de nous : des caméras, des avions qui tournent autour de nous, des groupes militaires qui arrivent parfois pour sonder et surveiller les alentours. Cela s'est accéléré depuis la création du pacte Empreinte, qui officialise notre nouvelle relation avec les deux services secrets. Il définit nos droits et nos devoirs envers eux et vice-versa. Les Voix, les Hamus et les représentants de la CIA et des SSR se sont enfermés ensemble pendant deux semaines pour écrire les fondations du pacte. Beaucoup d'entre nous s'inquiétaient sur les contreparties qu'ils demanderaient en échange de leur support militaire.

Il y a une semaine, tous les Hamus sont rentrés dans leur Clan et ont annoncé les règles. Nous avons accès à leur défense militaire et certaines informations qui nous mettraient en danger. En échange, des journées d'appel vont être mises en place pour permettre à des scientifiques de comprendre notre espèce. Les tests devront être encadrés et toujours inoffensifs pour les sujets, mais nous ne sommes pas naïfs : les conséquences sont loin d'être inoffensives. La capacité de manipuler le feu des Lycaons, l'organisme anti-venin des Mangoustes, ma vitesse... ça ne va pas rentrer dans une oreille et ressortir par une autre. Tout sera consigné pour développer des entraînements et des modèles d'armes ou d'outils militaires sans équivoque à ce qui existe actuellement sur terre.

Ce sera dangereux, mais c'est notre seule possibilité de ne pas disparaître de la surface de la terre. Nous ne pouvons pas refuser à ce stade. Nous n'avons qu'un seul choix, pour survivre dans le futur. Les Voix et les Hamus le savaient. Ils vont sans doute aussi profiter de la proximité de leurs militaires pour récolter d'autres informations sur nous. Mais nous n'avons aucun moyen de nous protéger de cela. Aujourd'hui, la paix et notre sécurité sont la priorité. Depuis que les services secrets commencent à venir en renfort, nous voyons bien la différence. Notre système de renseignement combiné aux leurs est redoutable. Pas une seule attaque en trois semaines.

Je les soupçonne aussi de vouloir nous rendre dépendants via leur protection à distance pour nous être indispensables à la longue et nous en demander de plus en plus. Néanmoins, je ne dois pas être la seule à le penser, car même si nous sommes plus en sécurité, les entraînements martiaux ne s'arrêtent pas. Les Voix doivent vouloir garder une part importante de la population apte à défendre son peuple à tout moment.

Le bateau ralentit à mesure que la côte se rapproche. Nous sommes plusieurs centaines dedans, tous des Lions ou des Yacks. Quatre autres bateaux nous suivent, avec tout le Clan Yack et Lion au complet dedans. Nous allons rejoindre la terre sur laquelle les Pumas, les Chamois, les Renards et les Serpents ont mis pied à terre pour y reconstruire un foyer : nos Andes natales. Derrière la plage et la forêt tropicale derrière se dresse les ombres lointaines et imposantes qui me sont si familières. Un sentiment rassurant me remplit à leur vue. De retour à la maison.