Chapitre 26 :

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Un crissement de pneu et nous nous arrêtons. Cela fait à peine une heure que je suis enfermée dans le noir. Sommes-nous si proches des réfugiés ? Où est-ce qu'on me trompe ? Les portes de la camionnette s'ouvrent et je descends lentement en balayant les alentours du regard. Il n'y a aucun peloton, aucun éclat métallique. Seulement les quelques gardes qui m'accompagnent. À peine une dizaine. Je jette un regard sur le côté. Je pourrais m'enfuir maintenant, mais ils savent très bien que je ne partirai pas avant de l'avoir vu.

Je fais le tour de la camionnette et m'arrête devant un grand complexe en pierre d'une capacité d'accueil de plusieurs centaines de personnes. Guidée par les gardes, je pénètre dans le bâtiment isolé de tout autre contact humain qui vibre de vie et de cris. Je passe devant des dizaines de dortoirs et une infirmerie. Les pièces sont bondées de monde et de matelas au sol où des corps sont allongés. Après la survie qu'a du être ces dernières semaines, les corps sont tous épuisés et affaiblis. La seule pièce d'où provient tout le vacarme est le réfectoire, où les réfugiés engloutissent leur part à la vitesse d'un couteau lancé en l'air.

Je constate qu'ils sont bien accueillis. Ils ont à manger, à boire, de la chaleur, des matelas pour dormir, des douches et des toilettes. Je parie que beaucoup d'entre eux n'ont jamais eu autant de confort, même avant l'incendie. On me dirige vers une aile isolée du bâtiment qui semble avoir le rôle administratif et les gardes s'arrêtent devant une porte bleue.

- Nous vous donnons tout le temps dont vous aurez besoin, m'informe le chef des gardes.

Je hoche la tête, rentre dans la pièce et me fige.

Kira, Alex, Candice, Enil... mais celui que je serre contre moi en premier c'est Aaron, mon Aaron, en un morceau, la peau sur les os, les yeux fatigués et les lèvres marquées par la déshydratation, mais en vie. Je ne l'ai jamais vu aussi maigre, même lorsqu'il est arrivé la première fois à l'Atrium. On devine facilement les angles de son crâne sous la peau de son visage et ses yeux sont creusés dans ses orbites.

Je remarque une gravité dans ses yeux qui n'était pas là avant mon départ. Une étincelle de rage et d'impuissance s'allume dans ma poitrine. Il n'aurait jamais dû vivre ce qu'il a dû subir. Ma bouche se serre sous la charge d'émotion. J'aurais envie de le serrer si fort que ses os ne résisteraient sans doute pas, alors je le tiens précautionneusement, j'enfouis mon visage dans son cou et inspire longtemps sans bouger.

Je ferme fort les yeux et je sens ses doigts accrochés à moi comme un petit koala. Son contact me fait tellement de bien que j'ai l'impression qu'on m'a envoyé un rayon de soleil pour me réchauffer dans le noir. Sa chaleur contre moi est la meilleure des sensations au monde. Je voudrais rester avec lui comme ça toute la journée, toute la nuit, toute la semaine. Je redoute le moment où je devrais me détacher de lui, la déchirure que j'anticipe avec douleur. Chaque souffle que je prends me donne l'impression d'être plus emplie de bonheur. J'ai la sensation que c'est trop. Que ça va me tuer. Que je craque de joie de partout. Qu'à force de regarder le soleil, je vais devenir aveugle.

- Shari, il chuchote en m'agrippant plus fort.

Je soupire avec délice, avec soulagement.

- Aron. Aron...

Il se détache de moi et je le retiens sur les bouts des doigts. Il me largue un grand sourire qui fait gonfler ma poitrine.

- Je suis si soulagé de te voir ! J'ai cru que tu étais morte ! Pourquoi tu ne m'as rien dis ?

Je souris.

- Je vais bien. Et toi, ça va mieux ? Ils te traitent bien ici ? Tu te sens bien ? Tu reprends des forces ?

Les serres du Corbeau - Double-âme [3]Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon