6. Désir d'amnésie (2/3)

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Je disais toujours aux futurs mariés qu'un mariage commençait avec le fairepart. Ce à quoi ils répondaient en général que je ne leur apprenais rien. (Vous savez, le fairepart que l'on reçoit encore par la poste. Celui qui va rester un temps dans l'entrée près du pot de clés, sur le linteau de la cheminée, sur le bureau ou sur la porte du frigo. Dès cet instant, les invités se projettent déjà dans le mariage. C'est le top départ, la demande est concrète et l'ami, le frère, la sœur, la cousine ou le collègue va se marier).

Chloé et Dimitri recherchaient l'originalité. Nous regardions une dernière fois la maquette pendant que Luc vérifiait son matériel photographique et ajustait les éclairages.

– C'est chouette, déclara Dimitri qui voyait beaucoup mieux ce à quoi cela allait ressembler maintenant qu'il avait un modèle sous les yeux.

Chaque famille invitée allait recevoir une boîte ronde en velours bleu. De la même taille qu'un écrin de bague de bijoutier. A l'intérieur se trouvait un fairepart à suspendre. Une fois le couvercle retiré, il fallait prendre la boucle pour sortir cinq médaillons reliés sur un ruban de soie.

– Nous sommes d'accord pour chacun des médaillons ? demandai-je avant de commencer la séance.

– Ça te va ?

– Oui, on peut y aller, répondit Chloé.

Le premier médaillon allait être une photographie à deux, les textes seraient insérés sur le second et le quatrième et les deux autres médaillons allaient recevoir le portrait de chacun des mariés. Luc était spécialisé dans les photographies en noir et blanc qui magnifiaient chacun des visages grâce à un jeu de lumières et de tons savamment nuancés. J'avais donc aidé Chloé et Dimitri à choisir leur tenue. Elle portait une robe légère noire avec des motifs très fins en fil blanc et Dimitri avait une chemise claire dont les boutons sombres tranchaient. La taille et la poitrine de Chloé étaient mises en valeur, le torse et les bras imposants de Dimitri quant à eux fièrement parés. Un couple digne des catalogues idylliques. Luc imaginait déjà l'intérêt de voir leur photo s'ajouter à son book professionnel.

– On commence par les portraits, annonça le jeune photographe.

La galanterie imposa de commencer avec la jeune fiancée. Chloé vint s'asseoir en face de l'objectif.

– Oulà, détendez-vous, mademoiselle Desneiges.

– Pardon, je suis tellement stressée, dit-elle en étirant ses lèvres pour se décrisper la mâchoire.

– On a tout notre temps, ajoutai-je.

– C'est que, ça fait tellement « officiel ».

Alors Luc augmenta le volume sur son Mac. Une musique de film country dont je ne remettais pas le titre envahit le loft. Je pris l'initiative de m'asseoir plus loin sur la table du séjour et remplis une tasse.

– Venez, Dimitri, je vous sers un deuxième café.

– Merci.

Il vint sur la chaise en face de moi et Chloé n'avait plus ses spectateurs en face d'elle. Avec Luc, ils étaient tranquilles. Je me surprenais moi-même, à l'aise face à Dimitri puisque je savais quoi faire de mes mains et réfléchissais en mode wedding-planneuse, tout en ayant conscience de la sécurité que m'offrait mon déguisement. Je me fichais d'être bien ou mal considérée par lui, n'étant pas vraiment Amanda. C'était donc cela le « pouvoir » dont m'avait parlé Laura.

Je repensais d'ailleurs à notre soirée et en profitais pour sortir mon smartphone, prétextant :

– Vous voulez voir d'autres photographies prises par Luc ? Chloé les a déjà vues.

– Oui je veux bien.

– Alors... attendez ça mouline un peu, le réseau !

En réalité je venais d'ouvrir mon appareil photo. Je m'assurai que le son et le flash étaient tous deux désactivés et photographiai Dimitri, promesse tenue pour Laura et Anne qui voulaient voir à quoi il ressemblait. J'allai ensuite rapidement sur Google chercher de nouveaux clichés et tendis l'écran face à lui.

– Elles sont belles.

Chloé semblait se détendre, j'entendais les cliquetis épileptiques de l'appareil qui se déclenchait. Elle riait même.

– Très bien, super Chloé ! s'enthousiasmait Luc.

Dimitri eut un sourire pour elle mais sa fiancée s'était prise au jeu et ne le remarqua pas. Il se retourna vers son café et j'en fis de même. Il avait toujours cette discrétion propre à lui, cette presque timidité. Pourtant il en voyait des hommes et femmes d'influence dans son métier. La présence de sa dulcinée l'empêchait-elle d'être lui-même ?

– Les faireparts seront prêts quand ? demanda-t-il.

– Fin de semaine prochaine au plus tard. Donc le lundi comme prévu, je les ferai poster.

– Très bien. Cette fois ça y est, c'est lancé. J'ai du mal à réaliser.

– Tous les mariés sont comme ça. Après vous allez voir, ça défile mais vous aurez hâte d'y être et trouverez que le temps n'avance pas vite.

– Vous faites ce métier depuis quand ?

– Cinq ans maintenant.

– Ah oui ? Que faisiez-vous avant ?

– Des petits boulots à droite à gauche, répondis-je.

Il eut l'air de comprendre que ma réponse évasive lui indiquait qu'il était impoli et je remarquai qu'il se refermait comme une huître. L'idée était plutôt que je ne lui donne pas tant d'indices que ça sur ma personne, ainsi j'aurais moins l'occasion de mentir. Sauf que je m'en voulais qu'il pense que je le trouvais malpoli ou intrusif. Mon client devait tout de même se sentir à l'aise en ma présence et quelque chose m'affirmait que pendant que Chloé était occupée, il appréciait vraiment de débuter une conversation. En tout cas il s'était détendu lui-aussi. Alors je précisai :

– Oui, parce qu'après ma licence de lettres classiques ayant refusée de poursuivre vers l'enseignement, j'ai eu du mal à rebondir dans la vie active au début.

– Tiens, ma cousine est en première année justement, vous l'avez passée où ?

Première erreur. Parce que je l'avais passée dans l'université de notre région. Hors, il ne fallait en aucun cas que je lui rappelle ne serait-ce qu'un instant le village de notre enfance. C'était trop risqué ! Il ne fallait surtout pas lui rappeler sa jeunesse, cette période où je pouvais bien encore exister dans ses souvenirs. Mais Dimitri le parisien pouvait tout aussi bien connaître les universités de la capitale, je ne pouvais pas risquer de me faire prendre dans un mensonge si j'affirmais être dans tel lieu alors que je ne savais pas avec certitude que le campus proposait ce cursus. J'essayais de trouver une solution tout en buvant lentement mon café pour ne pas donner l'impression de réfléchir et heureusement ce fut sa fiancée qui me sauva :

– Dimitri ! A ton tour !

La cerise sur la pièce montée (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant