Chapitre 26 - Jumièges

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Nous partîmes tous deux le long du chemin, que le professeur désignait sur la carte au fur et à mesure que nous progressions. Nous arrivâmes devant une petite chapelle, perdue dans la forêt.

— Voyez-vous, dit le Professeur, c'est une toute petite chapelle, mais elle vaut le détour. Elle date du XIIIème siècle, mais elle est complètement abandonnée. Et maintenant, elle est envahie par la moisissure. Les béotiens qui s'occupent des monuments historiques actuellement se moquent complètement de son état de décrépitude ! dit-il d'un air dépité. Elle fait maintenant partie des chefs-d'oeuvres en péril.

Il ouvrit la porte et en effet, une forte odeur de moisi s'en échappa. En entrant, nous ne pûmes que constater les dégâts. Ses murs et son plafond étaient recouverts d'une couche verdâtre par endroits et elle était totalement vidée de son mobilier et de ses statues. Seul un christ en bois en mauvais état subsistait au-dessus de l'autel. On pouvait quand même, admirer de très belles voûtes et croisées d'ogives qui témoignaient de la remarquable virtuosité des bâtisseurs du moyen âge. Nous visitâmes par curiosité la crypte située au sous-sol.

— Contrairement à ce qu'on pourrait croire, dit le Professeur, les souterrains n'ont aucune connexion avec la crypte. C'est assez inhabituel dans ce genre d'édifice, d'ailleurs. L'accès se trouve derrière, à l'extérieur. On ne sait pas exactement quand ceux-ci ont été creusés. En tout cas, ils sont bien antérieurs à la construction de Beaumanoir. Peut-être ont-ils été creusés pour échapper aux pillards vikings.

Nous sortîmes et fîmes le tour. Le professeur souleva une large trappe en bois, discrètement située à l'extérieur, à quelques mètres de la chapelle absidiale. Une volée de marches apparut. Je sortis une torche d'une des poches de mon gilet et les éclairai.

— Nous n'aurons pas le temps de les explorer, dis-je, je n'ai que la matinée pour trouver toutes les sorties.

— Alors, ne perdons pas de temps ! Allons à la suivante ! de toutes façons, je ne sais pas si les souterrains sont encore utilisables de nos jours.

Nous explorâmes ainsi les entrées les unes après les autres, toutes disséminées dans la forêt. Chemin faisant, nous vîmes un bosquet où les arbres semblaient dépérir.

— Alors là, attention, dit O'Reilly, cette partie de la forêt est extrêmement dangereuse. On devrait même empêcher les gens d'y aller. Elle se situe juste au-dessus d'une grotte, qui est reliée aux souterrains. Le temps et l'érosion due aux pluies ont fait leur oeuvre et, en-dessous, les racines des arbres sont mises à nu. Le sol risque de s'effondrer d'un moment à l'autre.

— Maintenant qu'on a repéré ces sorties sur la carte, reprit-il, souhaiteriez-vous faire un tour à l'Abbaye de Jumièges, c'est juste à côté, et cela vaut le détour.

— Oui, volontiers, j'avais d'ailleurs l'intention d'y aller.

Nous nous rendîmes à l'Abbaye et le professeur fit un rapide compte rendu. J'avais l'impression d'entendre un conférencier.

— Au départ, construite par les bénédictins, mélange de style roman et gothique, ses ruines, témoins de son passé mouvementé, fait de destructions et de reconstructions, sont maintenant mises en valeur par un magnifique parc arboré. Sa construction avait commencé à la fin du VIIème siècle. Elle a connu bien des vicissitudes. Son monastère, attaqué par les Vikings au IXème siècle, n'a été reconstruit qu'au XIème siècle par l'abbé Robert de Jumièges. L'abbaye fut de nouveau attaquée par les huguenots au XVIème siècle. De nouveau reconstruite, elle fut désertée définitivement à la révolution. Vendue au titre des biens nationaux, elle connut au fil du temps une longue agonie. Elle fut peu à peu démolie et une partie de ses pierres réutilisées. On ne commença à sauver ses vestiges qu'à partir du milieu de XIXème siècle et elle fut qualifiée « d'une des plus admirables ruines qui soient en France ».

— A propos, avez-vous entendu parler de la légende des « énervés de Jumièges » ? Reprit O'Reilly.

— Non, pas du tout, de quoi s'agit-il ?

— Une stèle les représentant a été sculptée au XIIIème siècle. Elle se trouve dans le musée de l'Abbaye. Bien sûr, il s'agit de la représentation d'une légende du XIIème siècle selon laquelle, le roi Clovis II, le premier roi dit « fainéant », aurait entrepris de faire un pèlerinage en terre sainte, et aurait confié la régence à la reine Bathilde et le gouvernement du pays à son fils ainé. Celui-ci se serait allié avec l'un de ses frères cadets pour comploter contre lui et la reine. De retour de pèlerinage, Clovis II est décidé à les faire exécuter, mais leur mère propose plutôt de les punir en brulant les nerfs de leurs jambes, d'où le terme d'"énervés", qui diffère de la signification actuelle. Rendus handicapés, les deux frères se réfugièrent dans la prière et demandèrent à entrer dans un monastère. Ne sachant où les envoyer, la reine Bathilde décida alors de confier leur sort au hasard. Elle fit donc construire un radeau sur lequel les deux frères furent envoyés, à la dérive, sur la Seine. Celui-ci descendit de Paris jusqu'à Jumièges où Saint Philibert, le fondateur de l'abbaye les reconnut, et les conduisit à l'abbaye où ils devinrent moines. Belle histoire, n'est-ce pas ?  Cependant, reprit le professeur, ce n'est qu'une légende, car Clovis, mort à l'âge de vingt-deux ans environ, n'aurait jamais pu avoir des enfants assez âgés pour se dresser contre lui. Par ailleurs, en plus des statues, il existe un tableau de Evariste-Vital Luminais peint en 1880 qui les représente. Il se trouve au musée des beaux-arts de Rouen. En attendant, rendons-nous au musée de l'Abbaye pour voir ces gisants.

O'Reilly connaissait personnellement le conservateur du musée et on nous fit entrer sans bourse délier. Dans la salle dallée, deux statues de gisants les représentaient, taillées dans de la pierre blanche. Ils étaient couchés côte à côte sur une dalle de pierre entourée d'une rambarde. Le temps avait fait son oeuvre, leurs faces étaient détériorées et leurs bras avaient presque disparu. Cependant, l'expression sereine de leur visage abîmés comme s'ils étaient en extase, était émouvante.

Au terme de cette visite, je me sentis vraiment impressionné et ému par les ruines de l'Abbaye, splendides et ô combien romantiques.

Puis, pendant que nous cheminions tous les deux au milieu de ces ruines, la curiosité me poussa à poser des questions au Professeur sur ses liens familiaux avec les Malandain.

Il y répondit de très bonne grâce.

— Jeune homme, dit-il, avez-vous entendu parler de la grande famine qui décima l'Irlande au milieu du XIXème siècle, c'est-à-dire entre 1845 et 1852 ?

— Un peu, dis-je, mais je n'en connais pas vraiment la cause.

— Je vais essayer de faire court, dit le Professeur.

Il prit une longue inspiration avant de reprendre.

— L'origine de ce drame remonte à 1649, lorsque les Irlandais se sont révoltés contre Cromwell. Une répression brutale a eu lieu et parmi les représailles, une loi inique a été imposée aux catholiques : les terres qui auparavant étaient transmises au fils ainé devaient être dorénavant divisées entre tous les fils d'une même famille, ce qui entraina le rétrécissement de la taille des exploitations agricoles et les rendit plus vulnérables. Pour subsister, les Irlandais ont principalement cultivé la pomme de terre, qui n'avait besoin que d'une petite surface. Par ailleurs, la plupart des paysans ne possédaient pas leurs terres et devaient payer un fermage pour cultiver les terres de propriétaires protestants d'origine anglaise, les « landlords » qui possédaient alors 95% de la surface agricole. Le climat étant demeuré clément pendant une longue période, la population se multiplia, mais tout changea lorsque le mildiou, venant du continent, fit son apparition, aidé en cela par un climat devenu subitement humide. La pomme de terre étant ainsi devenue la nourriture principale de la population, ce fut une véritable catastrophe. Mais le plus révoltant c'est que l'Irlande, sous le joug des Anglais, continua à exporter de la nourriture.

Il s'arrêta pour reprendre son souffle et il reprit :

— Le gouvernement anglais fit preuve d'un incroyable cynisme et ne fit pratiquement rien pour aider les Irlandais, au nom de ce satané libéralisme économique. Cette catastrophe fit environ un million de victimes. Des cas d'anthropophagie ont souvent été signalés. Alors, vous comprendrez ainsi pourquoi je n'aime pas me faire traiter d'anglais. dit-il, les traits de son visage se durcissant brusquement.

(à suivre)

crimes et flagrants délires : Vendetta Normande - Histoire terminéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant