Epilogue

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La nuit, peu à peu, commençait à envahir le bureau. La grisaille hivernale avait duré tout l'après-midi de cette veille de Noël 1965. C'était une petite pluie persistante et glaciale qui s'insinuait dans les cols des imperméables, faisait briller les pavés et les rendait glissants. Cette humidité ambiante donnait aux automobiles des allures d'aquariums en envahissant leurs vitres de buée.

C'est ce genre de temps qui rend habituellement tout le monde de mauvaise humeur, mais ce jour-là, c'était la veille de Noël et tout le monde était censé se réjouir. Peut-être cette pluie insistante se transformerait-elle en flocons ? Ou alors, s'il gelait tout à coup, en verglas ? Rien n'était moins sûr.

Les néons des enseignes se reflétaient sur les pavés mouillés et les passants, sous leurs parapluies noirs et luisants, se hâtaient en rentrant du travail pour vite se mettre au chaud et réveillonner en famille.

Tandis que les bureaux de la police judiciaire de Rouen se vidaient ce soir-là, les policiers, agents, inspecteurs se dépêchaient de rentrer dans leurs foyers. Les autres collègues malchanceux étant d'astreinte et souvent recrutés parmi les célibataires, s'apprêtaient à prendre la relève pour la nuit qui serait peut-être agitée. Quatre ans auparavant, j'en faisais partie.

Je passai devant le bureau du commissaire et je l'aperçus assis à son bureau, encerclé par les volutes de la gitane qu'il était en train de fumer. Sa silhouette massive se découpait devant la fenêtre où ne pénétrait plus qu'un peu de jour blafard. Il ressemblait alors à un capitaine qui resterait seul à bord de son vaisseau abandonné.

Dans la lumière vaguement verdâtre et embrumée qui baignait la pièce, il était là, pensif, plongé dans une si profonde réflexion qu'il ne semblait pas avoir remarqué l'obscurité qui gagnait progressivement la pièce.

Le voyant ainsi, je ressentis comme une sorte d'élan affectueux envers lui. Je repensai alors aux propos de Bertier qui m'avait fait part des confidences du commissaire. Pour la première fois, à 62 ans passés, il songeait à rendre son tablier et se sentait terriblement las. Sa décision était prise, il ferait bientôt valoir ses droits à la retraite. 

Je me mis alors à imaginer, le connaissant bien, ce qu'il pouvait penser à cet instant.

Il pensait certainement qu'il en avait résolu des affaires, en quarante ans ! Des crimes de toute sorte, sordides, crapuleux, des assassinats. Déjà, pendant la guerre, il en avait vu des vertes et des  pas mûres ! Et maintenant, il en avait sûrement assez.

Je continuai à le regarder. Il se tenait légèrement voûté, comme si une chape de plomb pesait sur ses épaules. Serait-ce la « vieillerie » comme il disait habituellement, ou le dégoût progressif que lui inspirait l'espèce humaine dans ce qu'elle a de pire, ce pire auquel il était sans cesse confronté ? Ce dégoût prenait-il de plus en plus de place par rapport à l'intérêt suscité par la résolution d'affaires parfois complexes ? Je ne le saurai jamais.

L'ayant observé depuis quelques minutes et ne voulant pas le laisser dans sa solitude, je me décidai à toquer à sa porte. Je l'ouvris sans attendre son invitation d'entrer et je m'adressai à lui.

— Eh bien, Commissaire, je vous ai aperçu à travers la vitre ! Vous êtes encore là ? Je vous croyais parti. Mais vous êtes dans le noir ! Je vais allumer !

J'actionnai l'interrupteur, et la lumière vive du plafonnier le fit cligner les yeux .

— Ah Gilbert ! Je réfléchissais tout simplement !

— Dans le noir ? répondis-je avec ma malice habituelle, vous avez un coup de cafard ? La veille de Noël ? Ce n'est pas bien ! On n'a pas le droit d'être triste un soir de Noël !

Le commissaire sourit. D'un naturel taiseux et n'aimant guère parler de ses états d'âme, il répondit :

— Non, je n'étais pas triste. J'étais tellement absorbé dans mes pensées que je n'ai même pas vu la nuit tomber. Et vous, Gilbert, comment vous sentez-vous encore après toutes les péripéties vécues cette année ? 

— Vous voulez parler des événements d'il y a plus de six mois ? C'est maintenant du passé ! Mais, oui, c'est sûr, ils ne m'ont pas laissé indifférent.

— Laissé indifférent ? Ça alors, on peut le dire, vous avez l'art de la litote et de l'euphémisme, car ces aventures et ces révélations sur votre famille ne vous ont pas ménagé ! Et puis vous avez quand même failli y rester !

Je me contentai de soupirer car il y aurait eu trop à dire. J'avais compris qu'il faisait une sorte de bilan sur les enquêtes effectuées récemment, mais j'aurais préféré qu'il parle d'autre chose que de celle-là, et de moi en particulier.

Le commissaire se leva et dit en attrapant son imperméable pendu au porte manteau et son chapeau.

— Bon ! Je vais rentrer à la maison, car Suzanne va s'inquiéter de mon retard et je suis sûr qu'elle a mitonné un bon petit plat pour dîner .

— Oui, ça vaut mieux, répondis-je, et je crois que vous avez besoin de repos, tout comme moi. D'ailleurs, ce temps humide nous incite à rester tranquillement à la maison ! Je suis content car ce sera le premier Noël que je passerai en famille avec ma femme et mon fils. 

— Eh bien, répondit le commissaire, pour moi, ce sera un Noël tranquille au coin du feu, dans mes pantoufles, et avec mon journal. Mon épouse m'aura sûrement préparé un petit repas de réveillon ! Sur ces considérations, je vous salue !

— Alors bonsoir Commissaire ! répondis-je, et joyeux Noël !

Perplexe, je lui emboitai le pas. Je sentais confusément qu'il ne tournait pas rond et je ne savais pas quoi dire.

Le commissaire sorti,  la consigne de Sophie me revient en mémoire.

— Mais quel idiot ! Sophie m'avait demandé de l'inviter. J'ai parlé de tout et de rien avec lui et je ne l'ai pas fait ! Il faut absolument que je le rattrape.

Juste avant qu'il ne mette le contact, je frappai à sa vitre.

— Quel idiot je suis, dis-je, essoufflé, je n'osais pas vous le proposer, mais j'aimerais, enfin, Sophie et moi aimerions... euh... que vous passiez, vous et votre femme, le réveillon avec nous...  Et puis si vous avez déjà préparé un repas de réveillon, apportez-le, abondance de biens ne nuit pas.

Il réfléchit un court instant et acquiesça.

— C'est d'accord, ce serait une grande une joie pour Suzanne et moi de passer le réveillon de Noël avec vous. 

— Et vous pourrez faire sauter mon petit Jérôme de sept mois sur vos genoux ! Vous verrez, c'est un charmant bébé, il ne pleure presque jamais.

— Tout le portrait de son père, alors ! C'est d'accord ! Alors à ce soir, et c'est nous qui apporterons la bûche !

Chouette ! Pensai-je.

— Alors, si vous le pouvez, venez vers dix-neuf heures, lui dis-je.

Tout à coup, la neige commença à tomber et les gros flocons s'accumulèrent un peu partout sur le sol. Je relevai le col de mon manteau et je me hâtai vers ma 2CV, un sourire jusqu'aux oreilles.

J'étais très heureux qu'il eut accepté notre invitation. Cependant, j'avais senti confusément que nous ne le verrions bientôt plus à la PJ. Il avait rendu les armes.

Pour lui, l'heure de la retraite sonnera bientôt. 

crimes et flagrants délires : Vendetta Normande - Histoire terminéeWhere stories live. Discover now