un // mouettes

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Deadlines And Commitments, The Killers.

QUELQUES JOURS PLUS TARD

La pluie capricieuse tombait depuis l'aube sur le sable froid et boueux. Ce matin‑là, en sortant pour aller faire son jogging habituel, Harry Quebert s'arrêta devant la mer agitée. Les mouettes piaillaient au-dessus de sa tête; il sourit. Il était certain qu'elle aurait aimé les voir tournoyer, descendre jusqu'à frôler les vagues pour remonter ensuite en flèche, chacun un malheureux poisson au bec. Elle aurait aimé les voir valser, libres, parmi la bruine. Elle? Nola, bien sûr. Nola chérie. N-O-L-A. Qui d'autre? Il n'y avait eu personne après elle. Personne.

Il tenta de chasser son douloureux souvenir — rien que son prénom suffisait à rouvrir ses plaies, jamais vraiment cicatrisées — et partit à courir sans se retourner une seule fois, comme si ses propres démons le pourchassaient. Courir lui permettait de se défouler. D'oublier. Enfin, d'essayer.

Vers 6 h 30, il atteignit Aurora, tranquille et assoupie. Il entra au Clark's où il s'installa comme à son habitude à la table 17, la sienne, plaque à l'appui — c'est à cette table que durant l'été 1975 l'écrivain Harry Quebert a rédigé son célèbre roman Les Origines du mal. N'importe quel auteur se sentirait flatté d'un tel honneur. Oui, n'importe lequel. Mais pas lui.

À peine fut-il installé que Jenny apparut devant lui, cafetière à la main, sourire aux lèvres.

— Bonjour Harry, claironna-t-elle. Café?

— Oui, merci.

Tout en le servant, elle se mordilla la lèvre inférieure et finit par demander :

— Dis, ça te dérange si je te tiens compagnie, un peu? Je m'ennuie à mourir.

Ça se comprenait : le restaurant était désert à l'exception de Harry, Jenny et d'une jeune serveuse qui préparait les tables restantes. À Aurora, seul Harry Quebert était assez fou pour se lever avant le soleil et prendre son petit-déjeuner de si bonne heure.

Il lui offrit un petit sourire.

— Si tu veux, Jenny.

Elle ne se le fit pas dire deux fois et s'empressa de prendre place devant lui.

— Alors, tu vas bien? Quoi de neuf?

Il se retint de ne pas rouler les yeux. Ça, ça puait la conversation pleine de banalités sans intérêt. Par politesse, il se força néanmoins à lui répondre :

— Je profite des vacances d'été pour lire un peu, écrire...

À ces mots, son visage s'éclaira.

— Écrire? Tu écris à nouveau, Harry?

— J'essaie, en tout cas.

— C'est formidable!

— Merci.

Un instant, il crut qu'elle allait lui sauter dessus pour le féliciter mais, par chance, elle se contenta de lui sourire jusqu'aux oreilles. Son enthousiasme faisait plaisir à voir, cela dit, et il n'osa pas lui avouer que tout ce qu'il avait écrit ces derniers mois, c'était ses chroniques pour le Boston Globe, et rien d'autre.

Oh, il avait bien commencé un roman l'hiver dernier, mais comme il était le grand Harry Quebert, sa maison d'édition lui fichait la paix avec les deadlines. S'il devait parfois se forcer à se poser devant son ordinateur, il pouvait y aller à son rythme et écrire selon son inspiration. Rien ne pressait, de toute façon.

Bien que le livre qui l'avait propulsé dans les hautes sphères de la littérature — Les Origines du mal — demeurât son seul véritable succès commercial, Harry savait qu'il pouvait compter sur l'appui indéfectible de millions de lecteurs fidèles et dévoués un peu partout à travers le globe. Que son bouquin sorte l'année prochaine ou encore celle d'après, ça ferait un tabac en librairie, et ça, tout le monde le savait.

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant