trente-deux // adieux

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Boys Don't Cry, Scala & Kolacny Brothers

C'est tout essoufflé que Harry Quebert s'échoua sur le sable froid et humide. Dès qu'il avait pu s'échapper de sa propre maison, envahie par la mer d'inconnus que Marcus avait eu la brillante idée d'inviter, il avait pris son élan et, sans même regarder derrière lui pour vérifier si on le suivait, s'était mis à courir sur la plage jusqu'à ce que ses jambes ne puissent plus le porter.

Les genoux enfoncés dans le sable, il tenta de reprendre sa respiration. D'un geste sec, il arracha son nœud papillon et le laissa pendre autour de son cou. Il haletait. Le vent, dans son dos, portait jusqu'à ses oreilles les notes d'une chanson jazz qui émanaient d'une voiture qui passait non loin de là. La route de campagne qui menait à la ville d'Aurora longeait en effet la plage. Quand le véhicule disparut de son champ de vision dans un joyeux tintamarre, le silence revint, entrecoupé tel un métronome par le chuchotement des vagues, à quelques mètres de lui.

Harry échappa un long râle de désespoir que le vent cueillit et emporta tandis qu'il se laissait choir comme un gosse sur le sable. Tant pis pour ses beaux habits de soirée. Face contre terre, immobile, il souhaita se dissoudre parmi les grains de sable que recouvrait sa vieille carcasse et disparaître comme elle avait disparu, trente-trois ans plus tôt. Après tout ce qu'il avait fait, ce n'est pas comme s'il manquerait à quelqu'un.

— Quebert? C'est vous?

C'était une voix d'homme bourrue qu'il avait déjà entendue mais qu'il ne reconnut pas sur-le-champ. Obstiné, il ne bougea pas et, bientôt, on le secoua sans ménagement. Il finit par pousser un cri de protestation. Il prit appui sur ses coudes et se prépara à rudoyer le sombre imbécile qui se permettait de le malmener ainsi, mais avant d'avoir pu prononcer le moindre mot, un puissant faisceau lumineux l'aveugla. Grimaçant, il plaqua ses mains contre ses yeux meurtris.

— Ouf, vous êtes vivant! Un instant, j'ai cru que...

L'autre éclata de rire. Harry, le visage toujours couvert de ses mains, grinça :

— Vivant, mais peut-être bigleux pour le restant de mes jours si vous ne baissez pas cette chose...

— Oh? Oh! Oui, pardon.

Quand l'intrusive lumière ne viola plus ses fragiles paupières, Harry les ouvrit. Quand il s'habitua de nouveau à l'obscurité environnante, il découvrit, postée à moins d'un mètre de lui, l'immense silhouette d'un homme.

— Rick Harrison? s'étonna Harry. Vous pouvez me dire ce que vous foutez là?

Il ne l'avait pas revu depuis que le malotru était passé à Goose Cove, flanqué de Travis Dawn, pour leur présenter ses excuses plus ou moins sincères, à Marcus et lui.

Il se souvenait des paroles de Daisy : l'homme buvait beaucoup. Il pria le ciel pour qu'il ne soit pas bourré en ce moment, ce serait bien la cerise sur le gâteau si, pour conclure sa soirée déjà bien désastreuse, il devait s'occuper d'un homme ivre mort.

Par chance, le géant semblait sobre. Lampe-torche à la main, il l'observait sans la moindre gêne, la tête penchée sur le côté.

— Et vous, Quebert? Qu'est-ce que vous foutez là?

En tremblant, Harry se leva et épousseta son veston noir de ses deux mains. Il se sentait humilié d'avoir été surpris dans une position si vulnérable. S'il l'avait voulu, Harrison aurait pu le tabasser comme les trois adolescents avaient tabassé Marcus, l'an passé.

— Ça ne vous regarde en rien, répliqua-t-il d'un ton sec.

Évidemment, Harrison ne se laissa pas démonter si facilement :

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant